Asia-Pacific Journal of Canadian Studies
The Korean Association for Canadian Studies
Original Article

LA THÉORIE QUEER APPLIQUÉE À L’ÉCRITURE LESBIENNE ET BISEXUELLE QUÉBÉCOISE: THÉORISATION, MUTATIONS ET DIVERSIFICATION DES RÔLES SEXUÉS ET DES IDENTITÉS QUEER1

Yves Labergea
aProfesseur à temps partiel, Université d’Ottawa, Canada, ylaberge@uottawa.ca

© Copyright 2023 The Korean Association for Canadian Studies. This is an Open-Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution Non-Commercial License (http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/) which permits unrestricted non-commercial use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original work is properly cited.

Received: Mar 10, 2023; Revised: Apr 15, 2023; Accepted: May 20, 2023

Published Online: Jun 30, 2023

ABSTRACT

This article about the emergence of queer writing in Québec highlights a tendency in Feminine writing in Québec between 1990 and 1995; in other words, how some Québécois feminine poets wrote about intimacy, sensuality, autoerotism, domination of the loved one, plus general sexual themes in imaged approaches. The “fin de siècle” Québécois literature was a particular, transitory moment when some emerging queer authors were active even though within this context, the term “queer” itself was not frequently used then; many scholars were still referring to the broader category “Gay and Lesbian Studies”, without considering all the specific identities such as transgender, transsexual or bisexual. Those less common gender identities have been included since in queer Studies. This timeframe is relatively thin (only six years) and the selected corpus (centered on feminine poetry in Québec) apparently limited, so we can highlight a specific trend. The highlighting of this specific approach applied to the Québécois poetry by women is what makes this article original, and a renewal in Queer Studies. This theoretical framework takes obviously from Queer Studies, Gender Studies, and the Sociology of Literature. This article concludes that even though the term “Queer” itself was uncommon, almost non-existent in Québec during the early 1990s, this era was like a transition for many Québécois feminine poets, exploring intimate themes using the codes and metaphors of poetry to express the various feminine dimensions of sexual desire without any kind of reserve or self-censorship.

RÉSUMÉ

Cet article de fond sur différents exemples de la théorie queer dans la poésie québécoise met en évidence une tendance relativement peu explorée dans l’écriture féminine, et plus particulièrement dans la poésie québécoise des femmes durant les années 1990-1995. Ce corpus serré couvrant seulement six années permet une analyse approfondie des thématiques dominantes et constantes dans les recueils de poèmes de plusieurs Québécoises. Le but de cet article est de bien désigner, de circonscrire et d’analyser certains des thèmes émergeants propres à la théorie queer dans cette production littéraire: la sensualité, la domination de l’être aimé par la femme, l’union des corps et, plus généralement, une plus grande affirmation de soi, de sa féminité, de son genre et de sa différence. On comprend que la poésie féminine québécoise de cette période transitoire aborde sans la nommer une réflexion et une affirmation plus intime, sans aucune forme d’autocensure, autour de la condition féminine et surtout au centre de la théorie queer. Le point nodal de cet article est que l’on ne nomme nulle part la dimension queer, ce qui prouve que l’on peut exprimer, fonctionnaliser des thèmes et des situations queer sans en employer le terme. C’est l’écriture poétique féminine qui permet d’aborder ces dimensions queer à travers le langage métaphorique et allégorique propre à la poésie, et plus particulièrement dans la poésie queer (qui n’en portait pas encore le nom). Sur le plan de la théorie queer, nous assistons à une période de mutation, de transition, même si ce terme n’est pas employé dans le corpus étudié.

Keywords: Gender Studies; Queer Theory; Sociology of Literature; Poetry by Lesbians; Québec 1990-1995; Feminine writing
Keywords: Études sur le genre; théorie queer; sociologie de la littérature; poésie québécoise des femmes; Québec 1990-1995; écriture féminine

I. CONTEXTE

Cet article porte sur deux sujets, et se situe à deux niveaux : d’abord l’écriture féminine au Québec et ensuite la théorie queer. La période couverte est particulièrement révélatrice car ce corpus de production poétique québécoise des années 1990 contient de nombreux exemples d’écriture queer, mais sans que celle-ci ne soit nommée en tant que telle. Il est clair que plusieurs de ces poétesses québécoises ont eu recours à une écriture typiquement queer. Or, ni les textes en soi (c’est-à-dire les poèmes), ni la critique produite autour de ces œuvres (au cours des années, 1990) ne mentionne explicitement ce terme anglo-saxon. Cette absence de ce mot « queer », terme relativement inusité à l’époque (même en langue anglaise), n’est pas une lacune, et pourrait s’expliquer de diverses manières, entre autres par le fait qu’il n’existait pas d’équivalent en français. À ce stade, retenons simplement que la réalité queer a précédé la conceptualisation et l’usage répandu de ce terme, du moins en langue française.

Du point de vue strictement littéraire, ou plus largement culturel, le contexte éditorial (et culturel) de cette décennie était particulièrement effervescent au Québec, plus que partout ailleurs au Canada. La littérature québécoise de la dernière moitié du 20e siècle a été dynamisée par de nombreux facteurs : augmentation du nombre de livres publiés et du nombre d’éditeurs actifs, essor des cégeps rendant obligatoire les cours de français et d’études littéraires, goût de plus en plus prononcé de la Québécitude et affirmation croissante de la culture québécoise dans tous les médias, y compris dans le monde des lettres et dans les universités. Parmi ces diverses tendances de fond, l’écriture des femmes, dont la présence remarquable (chez les éditeurs, dans les librairies, dans les cours de français aux niveaux secondaire et collégial, dans la critique et les études savantes) s’est faite de plus en plus marquante, quantitativement et qualitativement; c’était principalement vérifiable durant les années 1970, lorsque les programmes scolaires du Ministère de l’éducation du Québec mettaient de l’avant, pour la première fois, des œuvres écrites par des femmes, en amenant au premier plan des noms de romancières vivantes comme Marie-Claire Blais, Anne Hébert et Gabrielle Roy. D’ailleurs, la longue préface du plus récent tome du Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec (Collectif, 2018) en fait largement état, à maints endroits, et le corpus établi pour cette période inclut quelques dizaines d’exemples d’œuvres écrites par des femmes, dont certaines montrent une dimension queer, sur lesquelles le présent article se penchera. Ces exemples choisis constitueront davantage qu’un matériau littéraire ou poétique, il pourra également être compris comme une forme de discours (au sens de Foucault) exprimant la condition queer, un révélateur de la réalité queer, dans ce contexte si particulier du Québec des années 1990. Ce mouvement (à la fois social mais aussi littéraire) institutionnalisé voulant réserver une plus grande place aux œuvres signées et publiées par des femmes et/ou des membres de différentes minorités sexuelles (bisexuelles, transsexuelles, etc.) se situait dans la mouvance (et la continuité) du féminisme et de l’Année de la Femme, en 1975; ce virage de reconnaissance envers les femmes était particulièrement prononcé au Québec, et peut-être plus, d’ailleurs, qu’en France ou qu’ailleurs dans la Francophonie. Ces éléments contextuels constituent la base du cadre théorique du présent article.

Mais auparavant, afin de définir (ne serait-ce que provisoirement) ce qu’est la théorie queer, la formulation proposée au tournant des années 1990 par Teresa de Lauretis serait appropriée et arriva à point nommé (bien qu’elle ne soit pas Québécoise ni Canadienne; cela n’a d’ailleurs pas d’importance pour l’étude de ce corpus). Autrement dit, même si elle n’est pas Québécoise ni Canadienne, et qu’elle ne mentionne nulle part dans sa théorie d’exemples québécois ou d’œuvres canadiennes, son apport théorique demeure pertinent si on tente de l’appliquer à des œuvres du Québec.

Souvent citée, Teresa de Lauretis fait figure de pionnière dans le domaine des études queer, et il serait difficile de trouver une autre théoricienne faisant davantage autorité. Dans la traduction française de son recueil d’articles intitulé Théorie queer et cultures populaires (Paris : La Dispute, 2007), Teresa de Lauretis apporte plusieurs distinctions très personnelles afin de bien situer la spécificité de la théorie queer en sciences humaines et sociales : « Queer Theory attire l’attention sur deux aspects : le travail conceptuel et spéculatif qu’implique la production du discours et la nécessité d’un travail critique qui consiste à déconstruire nos propres discours et nos silences construits » (de Lauretis 2007, p. 91). Ici, le terme « déconstruire » ne signifie pas dénaturer ou anéantir, mais plutôt « analyser », c’est-à-dire montrer le fonctionnement et mettre en évidence les rouages, selon une approche critique, mais sans constituer une critique systématique. Plus loin, une précision est apportée en ce sens : « La présence du terme Queer juxtaposé à l’expression ‘lesbienne et gaie’ du sous-titre est destinée à marquer une certaine distance critique par rapport à cette dernière, une formule désormais bien établie et pratique » (de Lauretis 2023, p. 92). Autrement dit, introduire la dimension queer permet d’identifier plusieurs sous-catégories et variantes identitaires pour des personnes qui ne veulent précisément pas se sentir cataloguées dans une sous-catégorie ou dans une troisième zone, encore plus marginalisée. Du point de vue identitaire, les personnes queer refusent de se sentir en marge de la marge, pour ainsi dire. En outre, si les genres gais et lesbiens constituent des identités marquées et précises, il ne faudrait pas pour autant passer sous silence toutes ces autres catégories (n’employons pas le terme, réducteur, de sous-catégorie) pouvant exprimer ces identités différentes regroupées par la suite, et bien après les années 1990, sous l’acronyme LGBT+, qui reste en constante mouvance. Il ne faudrait évidemment pas brûler les étapes, ni tenter de rechercher rétrospectivement nos critères et nos concepts actuels de 2022 qui se seraient exprimés nommément dans des écrits datant du siècle précédent. Ce serait peine perdue car à cette époque, le mot queer commençait à peine à être employé dans le milieu de la recherche anglo-saxonne, mais très peu en français, et encore moins au Québec, sauf peut-être dans certains cas exceptionnels, très éloignés de l’analyse poétique.

II. POÈMES PUBLIÉS PAR FEMMES AU QUÉBEC ENTRE 1990 ET 1995

Le présent article analysera un corpus d’une dizaine de recueils de poèmes publiés par plusieurs femmes au Québec entre 1990 et 1995 en combinant, sur le plan théorique, une méthode d’analyse qualitative axée sur la sociologie de la littérature, les études sur le genre et la théorie queer. Cette analyse ne fait pas partie des œuvres poétiques choisies car la présence de thèmes queer est implicite, sans être nommée nulle part dans les textes présentés dans le présent article. Les poèmes étudiés ici ne contiennent pas d’auto-analyse où le terme queer serait employé ou révélé. Les femmes qui signent ces recueils poétiques sont pas forcément lesbiennes ou queer; mais certains aspects de leur écriture peuvent s’apparenter à une forme d’écriture queer. Un décalage entre la personne qui écrit et l’instance narrative reste toujours possible mais souvent invérifiable, mais celui-ci doit toujours être pris en compte. Autrement dit, il serait présomptueux dans les cas étudiés ici de présumer ou de conclure que cette écriture intimiste, souvent conjuguée au « Je », traitant d’amours lesbiennes, bisexuelles, dominatrices ou queer constituerait automatiquement un aveu, une forme de « coming out »; il faut constamment maintenir un doute et une prudence méthodologique, et comprendre qu’une prise de distance reste possible au niveau de la narration poétique; il faut éviter de sauter à des déductions, à des conclusions qui seraient trop hâtives sur le statut de l’identité genrée de la personne qui écrit, sur l’instance qui énonce, celle qui rédige sans forcément se raconter autobiographiquement par le truchement du poème; « Je est une autre », écrivait fameusement Rimbaud pour bien marquer ce décalage possible entre le « Je du personnage narrataire (c’est-à-dire l’instance narrative) et celui de l’auteur. En soi, l’écriture de l’intime n’est ni un aveu, ni une confession, ni forcément un coming out. Il faut éviter le risque de la surinterprétation (au sens d’Umberto Eco), lorsque le lecteur ou l’universitaire succombe à la tentation d’attribuer trop facilement un sens précis (et personnel) à une œuvre, sans se baser sur autre chose que ses propres présupposés ou son désir de déceler une dimension queer à n’importe quel texte, poétique ou non. Il faut éviter la projection (au sens psychanalytique du terme), même involontaire. Ces précautions méthodologiques sembleront indispensables; elles se veulent simplement un rappel. Après avoir mis en évidence certains thèmes récurrents dans des œuvres individuelles, quelques remarques plus théoriques porteront sur l’ensemble de ce corpus. Les œuvres poétiques décrites ci-dessous ont en commun d’avoir été rédigées par des femmes résidant au Québec, celles-ci seront présentées et analysées individuellement. Certaines œuvres étudiées ne sont pas québécoises mais sont plutôt originaires du Nouveau-Brunswick et donc du Canada-français; mais pour le présent article, aucune distinction ne sera faite et ces deux corpus peuvent souvent se confondre, sauf au niveau du lexique et des références à des lieux. D’ailleurs, certains recueils signés par des poétesses de l’Acadie ont été publiés non pas au Nouveau-Brunswick, mais bien au Québec.

Après avoir situé brièvement chaque œuvre, une analyse individuelle suivra. En effet, il serait injuste de ne réduire ces œuvres parfois ambivalentes mais éminemment riches sur le plan poétique à une simple succession d’exemples queer, sans en rappeler d’abord leur indéniable valeur poétique et la richesse de leurs images. En outre, la dimension queer ne sera pas aussi présente, ni aussi évidente d’un recueil à l’autre.

2.1. Catherine Fortin

Avant d’entreprendre une analyse proprement queer de l’expression poétique du premier recueil analysé, quelques remarques stylistiques et thématiques s’imposent. Dans son livre Ainsi chavirent les banquises, Catherine Fortin se concentre sur la célébration de la nature; au lieu de privilégier l’introspection, si fréquente dans la poésie féminine de cette période, comme nous pourrons le voir plus loin. Premier recueil de poèmes de la biologiste Catherine Fortin, Ainsi chavirent les banquises se subdivise en cinq parties, s’ouvrant par des vers libres avec une ponctuation minimale, faisant d’amblée référence à la vastitude du paysage québécois et notamment à la grandeur d’un fleuve, probablement l’estuaire Saint-Laurent (qui n’est cependant pas nommé en tant que tel), car le vague et l’indéterminé sont le propre de toute poésie :

« Le fleuve inscrit la démesure

Et l’immense pouvoir de l’âme neuve

Les songes se répandent (…) » (p. 10).

Cependant, le texte devient parfois plus sensuel, suggérant par des images marines la présence de l’autre partenaire, à première vue d’apparence masculine, tout en laissant place à l’ambivalence genrée :

« J’ai senti le bel animal

Glisser dans mes eaux

Pénétrer ma certitude (…) » (p. 20).

Délaissant la versification, les quatre parties qui suivent contrastent avec la précédente car celles-ci sont plutôt composées en prose poétique d’un format d’un paragraphe par page. Ce style du poème en prose reviendra d’ailleurs presque une décennie plus tard, dans son recueil suivant, Le désarroi des rives (2000).

Sur le plan thématique, la nature marine y est omniprésente et célébrée presque à chaque page d’Ainsi chavirent les banquises (pp. 10, 21, 27, 32, 41, 64, 65, 67). Tantôt descriptives, tantôt subtiles, ces références liquides sont souvent concentrées en très peu de mots, comme pour montrer l’imbrication de la flore et de l’eau, ce qui symbolise la vie : « Les Myosotis sauvages et les fougères d’eau dans les fosses à truite interdisent l’avance silencieuse du canot » (p. 32). Le vocabulaire et les formulations utilisés sont typiquement québécois. En outre, le thème du voyage y revient fréquemment, donnant des images souvent riches : « Un bout de vie traîne sur la plage » (p. 55). Mais ces poèmes verdoyants et animés ne se contentent pas de se situer dans la nature. Sans la nommer explicitement, Catherine Fortin évoque dans sa poésie la ville de Québec où elle a longtemps habité : « Rue des Remparts, les érables frissonnent (…) » (p. 40). Cependant, on aurait tort de ne voir en ces poèmes qu’une description idyllique de la nature isolée et de sites naturels, exempte de toute présence humaine. Au moins une critique littéraire l’a judicieusement noté, au moment de la parution de ce recueil. Dans la revue Estuaire, spécialisée en poésie québécoise, la critique Lucie Joubert saura reconnaître que l’île ici décrite dans le premier poème (« Le Milieu du monde ») symbolise le corps féminin dans toute sa vie voluptueuse et nourricière : « ’Milieu du monde’, l’île ne représente-t-elle pas, dans une pudique métaphore métonymique, le lieu de la jouissance absolue? » (Joubert 1995, p. 81).

Paléo-ethnobotaniste de métier, Catherine Fortin poursuivra dans cette veine liquide avec des recueils de poésies intitulés Le désarroi des rives (2000), puis Le silence est une voie navigable (2007), parallèlement à sa production scientifique. Signe de son importance, le recueil Ainsi chavirent les banquises a d’ailleurs été finaliste pour le prestigieux Prix Desjardins lors du Salon international du livre de Québec en 1995. Par la suite, ayant atteint la soixantaine, Catherine Fortin a également reçu le Prix Aubert-de-Gaspé de 2011 lors du Salon du livre de la Côte-du-Sud pour souligner l’ensemble de son œuvre littéraire. Du point de vue de la théorie queer, on peut retenir l’ambiguïté de certaines formulations et le vague de certaines images où le milieu naturel s’apparente en fait au corps féminin, comme l’avait efficacement révélé la critique.

2.2. Claudine Desrosiers, À l’aimé comme à l’écrit

Recueil de vers libres exempts de ponctuation et sans majuscules, atteignant rarement plus d’une dizaine de vers par page, À l’aimé comme à l’écrit de Claudine Desrosiers se compose de trois cycles courts intitulés : « À la marge », « De la chair en soi », et « Autrement ». Déjà, ces trois sous-titres annoncent un texte contenant de nombreuses références sensuelles et d’allusions à la féminité, à l’être aimé, au côté charnel des choses : « […] dans la controverse des corps s’accolant […] » (p. 12). Du point de vue grammatical, on notera dans le titre du recueil (et dans certains titres de poèmes) l’usage inhabituel de l’accent grave sur le « À » majuscule, comme un signe de distinction, ce qui était alors peu fréquent dans le français standard.

Tout au long de l’ouvrage, le style est résolument évocateur et recherché, avec des vers souvent conjugués à la première personne, bien que le « je » employé occasionnellement et en italiques semble parfois constituer un autre personnage, possiblement distinct de la narratrice, auquel on réfère à deux reprises, mais plutôt à la troisième personne (pp. 26, 34). Ici encore, l’allusion rimbaldienne de la dissociation du « je » est réutilisée. Parfois, peut-être pour symboliser les deux corps des amants réunis qui ne font plus qu’un, ce mot « je » est alors placé en italiques et conjugué comme si on faisait allusion à un autre personnage intégré en soi, ou symbolisé par l’aimé déjà évoqué dans le titre du recueil:

« je n’était plus ombre » (p. 34).

Épars mais riches en images ambiguёs sur l’union des corps transformés et révélés à eux-mêmes, les vers de Claudine Desrosiers occupent rarement plus du quart des pages. Quelquefois, certains mots d’un vers sont délibérément séparés de plusieurs espaces, tout en tenant souvent sur une seule ligne, ce qui introduit une impression de rythme, de cadence, d’impulsion, voire même de pulsation :

« dans la lenteur s’annonce (…) » (p. 34).

Seul critique à faire écho à cet unique recueil de Claudine Desrosiers, le professeur Paul Chanel Malenfant nous apprend que ce premier livre résulte en partie d’un projet de mémoire universitaire en création littéraire (Malenfant, Voix et images, p. 86). Dans sa critique positive parue dans la revue montréalaise Voix et images, Paul Chanel Malenfant appréciera le style de Claudine Desrosiers dans À l’aimé comme à l’écrit et n’aura que de bons mots : « La découpe des vers est énergique, incisive, et le poème s’aligne avec un aplomb tout naturel pour mettre en scène le ‘corps’, le ‘texte’, le ‘livre’, tous motifs qui ont déjà connu leurs heures de gloire (…) » (Malenfant, Voix et images, p. 86). Par la suite, Claudine Desrosiers s’est consacrée aux arts visuels.

Du point de vue de l’écriture queer, ce recueil n’apporte pas tant de révélations ou d’indications; mais il consacre, comme dans les exemples précédents, une grande place au corps féminin, transformé, transfiguré, et parfois transi.

2.3. Louise Cotnoir: Asiles (1991) et Des nuits qui créent le déluge : poésie (1991)

Avant de débuter l’analyse de ces deux recueils distincts, quelques remarques contextuelles s’imposent. Huitième recueil de poèmes de la soreloise Louise Cotnoir, Asiles est composé de trois cycles de poèmes en prose d’un paragraphe chacun (« Murs », « Ici », « Meurtrières ») intercalés de deux sections de poésies en vers libres (« Jardins », Fenêtres »). Le titre du recueil réapparaît en maints endroits, et ce, dès le premier poème en prose :

« L’absurdité de l’asile saute aux yeux » (p. 9), et plus loin :

« Déchoir sauvagement. Entre la vaisselle et l’asile » (p. 11).

Plusieurs poèmes d’Asiles sont introspectifs, mais quelquefois rédigés à la troisième personne (« Elle »), et souvent centrés sur l’enfermement et la spécificité du corps féminin :

« Elle aime les jours où ses seins s’alourdissent. C’est une façon de peser sur le réel » (p. 81).

Ici, la solitude vécue évoque l’isolement, voire l’internement, comme dans un asile, comme si le célibat pouvait conduire à la folie, à la démesure. Mais certaines de ces thématiques d’Asiles allaient aussi se retrouver dans le cycle suivant.

Dans le recueil Des nuits qui créent le déluge, Louise Cotnoir abandonne le poème en prose pour revenir au vers libre qui caractérisait ses premiers recueils. Stylistiquement, le contraste est frappant entre ces deux recueils de poèmes (Asiles et Des nuits qui créent le déluge), le plus ancien (Asiles) étant éminemment sombre tandis que le plus récent semble plus proche de l’épanouissement, voire de l’exaltation. Organisé sans subdivision interne et presque sans pages blanches, Des nuits qui créent le déluge compte près d’une centaine de poèmes brefs, sans titres et sans rimes. Le titre même du recueil, explicité dans un des poèmes, fait allusion au déferlement des sens, des plaisirs et au déversement bienfaisant des liquides corporels:

« Il y a des nuits

Qui créent le déluge » (p. 29).

A maintes reprises et à différents endroits dans Des nuits qui créent le déluge, le mot « corps » se fait écho à lui-même, ou suggère la rencontre de l’un(e) avec celui de l’autre, comme un dédoublement ou une union charnelle :

« Le corps aurait-il oublié le corps? » (p. 39), et plus loin :

« Quand le corps reconnaît le corps » (p. 49), ou encore

« Le corps cède au corps » (p. 94).

Deux articles de la revue montréalaise Lettres québécoises feront écho à la poésie de Louise Cotnoir; celui de Jean Coutin sera le plus élaboré (Coutin, 1992).

Considérés en un seul bloc, ces trois premiers recueils sembleront moins porteurs des dimensions queer, surtout si on les compare à ceux qui suivent; considérons-les comme des points de référence, car tout la poésie féminine québécoise de cette décennie n’était pas systématiquement queer. Ce mouvement était relativement émergeant dans le contexte québécois.

2.4. Dyane Léger / Les anges en transit

Originaire de Notre-Dame-de-Kent au nord du Nouveau-Brunswick, Dyane Léger s’est fait connaître dès ses débuts en poésie avec son recueil primé Graines de fées (1980, Prix France-Acadie). Quatrième recueil de Dyane Léger, Les anges en transit réunit des poèmes en prose répartis en deux sections égales : « De l’est à l’ouest » (pp. 7-44) et « La Nouvelle-Orléans » (pp. 45-84). Dans « De l’est à l’ouest », la poétesse de l’Acadie nouvelle imagine dès les premiers vers et contre toute attente la vision d’une famille imaginaire des débuts de l’URSS, ce qui permet l’usage de mots évocateurs, qui transportent le lecteur :

« Je n’avais qu’à penser à la Russie…

et des cathédrales plus chargées et plus assoiffées que les caravanes de chameaux traversaient le désert

et, si je continuais de regarder, je voyais apparaître

le train » (p. 11).

Des mots sont inventés pour imiter le bruissement des pas sur la neige :

« Et la neige fait criche-crache sous mes pieds » (p. 28).

Un effet de paronomase est introduit dans un autre poème en prose :

« (…) je me suis ruée vers toi comme une chienne en rut (…) » (p. 42).

La deuxième moitié (« La Nouvelle-Orléans ») se situe en Louisiane. Audacieusement, dans certains passages, Dyane Léger osait utiliser, pour dénoncer le racisme, les mots « nègre » (sic) et « négresse » (sic), dont la connotation choquante était alors moins prononcée qu’aujourd’hui, et peut-être moins forte en langue française qu’en anglais (pp. 50 et 56).

Les deux sections de ce recueil ont en commun de dénoncer les injustices envers les victimes du racisme, mais aussi des discriminations et des exactions, en URSS et aux États-Unis; ils donnent à cet ouvrage son titre. Fait à souligner, Les anges en transit est un des rares ouvrages acadiens à ne pas se centrer sur son propre territoire, du moins en apparence, car Dyane Léger sait transposer et intérioriser à partir d’un contexte moins familier pour mettre en évidence des problèmes communs à différents pays. Pour le critique Gérard Étienne, lui-même très sensible aux réalités des minorités visibles, la poétesse Dyane Léger veut « se mettre en scène tout en étant investie de l’histoire des autres » (Lettres québécoises, 1992, p. 38). Du point de vue thématique, certains poèmes en prose abordent en filigrane la question de l’alcoolisme, ce qui semble inhabituel dans la poésie contemporaine acadienne :

« Afin de ne pas me faire sauter la cervelle, j’achète une bouteille d’alcool » (p. 33).

Et plus loin, sur ce même thème :

« l’alcool prendra feu dans ma gorge, incendiera mon corps, dévorera mon âme (…) » (p. 35).

2.5. Chantale Lévesque, Les anges de feu

Unique livre de la Lévisienne Chantale Lévesque, Les anges de feu ne fait nullement référence au roman de Valéri Brioussov (L’Ange de feu) ni à l’opéra du même nom (L’Ange de feu) de Serge Prokofiev. Avant cette parution, Chantale Lévesque avait écrit dans une revue éphémère, nommée N’importe quelle route. Ce recueil en vers libres et brefs de Chantale Lévesque est subdivisé en quatre parties numérotées mais sans titres ni table des matières, dans des formats inégaux variant entre deux et onze poèmes courts. Dans cette poésie introspective et intime, les allusions sensuelles et érotiques abondent, mettant en scène la femme hardie (le « Je » féminin, parfois le « Nous ») et l’amant désiré. Anticipant sans le savoir les réflexions du sociologue Zygmunt Bauman dans son cycle sur « L’amour liquide », les vers se caractérisent par une multitude de références aux liquides, à la transpiration des corps brûlants (« nous suintons », p. 13), à la noyade des amants réunis (p. 35) et au « sang halluciné » (p. 37), mais sans pour autant sombrer dans le macabre ou le gore. Le titre du recueil appelle à la fois la triple quête de la beauté, de la passion et de l’absolu qui sera accomplie dans la rencontre profane mais survoltée avec l’autre, l’aimé, sans aucune forme d’autocensure :

« Tu vois les anges flotter au-dessus de mon corps suçant les restes d’une euphorie » (p. 19).

Du point de vue stylistique, Chantale Lévesque sait manier ingénieusement les allitérations, par exemple avec des « S » et des « L » dans le quatrain qui suit, qui pourrait évoquer subtilement le déferlement, mais aussi les règles :

« Sublime l’instant

oui je te salis de mon être

du sang de l’acte

privatif de la solitude » (p. 18).

Dans un poème suivant, certains vers alignent plusieurs mots se terminant presque tous par un « s » :

« Velours de nuits

spasmes charnels

nous cherchons dans nos veines

l’orthographe de l’orgasme » (p. 22).

Les termes religieux utilisés sont parfois réinscrits dans un contexte résolument désacralisé :

« les évangiles de l’ivresse » (p. 22),

« les cathédrales obscures de nos corps » (p. 53).

Pour terminer ce recueil, la quatrième partie contient onze poèmes numérotés, tous également axés sur le désir, l’union charnelle, la séparation des corps satisfaits mais également sur des pensées funestes. Cependant, aucune critique ne semble avoir signalé cette unique parution.

2.6. Rolande Ross, L’angle et la courbe

Deuxième livre de Rolande Ross après un roman passé inaperçu (sous le titre Le Long des paupières brunes, Montréal: Les Quinze, 1983), le recueil intitulé L’angle et la courbe se subdivise en cinq parties composées de poèmes en vers libres. La portion centrale du recueil reprend le titre du livre (« L’angle et la courbe ») tandis que l’avant-dernière partie lui fait subtilement écho, dans un effet de paronomase : « L’ange et le corps » (p. 43).

Tournée vers l’autre (« l’absente », p. 63), la poésie de Rolande Ross semble privilégier le « tu » plutôt que le « Je » féminin; ce choix de la deuxième personne occasionne souvent l’apparition de différents verbes conjugués se terminant tous par un « s », et dans certains cas, un « s » superflu sera même ajouté, contre ce qu’exigerait normalement la règle orthographique, sans doute pour suggérer la double présence de l’Autre :

« tu refuses le corps

dévisses la main

tranches l’oreille » (p. 17).

Quelquefois, Rolande Ross modifie le genre des mots pour tenter de personnifier un pays en le féminisant:

« alors tu danses ma Brésil » (p. 57).

« Tu me tangues ma Brésil » (p. 59).

On comprend qu’en jouant avec les mots de même famille, « ma Brésil » pourrait vouloir dire « ma Brésilienne », bien que rien ne permette de déduire le sens exact de cette formulation.

Similairement, quelques néologismes sont introduits afin de convertir un nom commun en un verbe :

« tu carnavales en décembre » (p. 58).

Dans un exercice de variation sur un même thème (ou à partir d’un motif), Rolande Ross reformule deux fois un même poème en y apportant à chaque nouvelle mouture des variantes selon une structure déjà délimitée :

« Tes paysages de glace et de pins se lèvent

tu marches l’errante

tu te fais sentiers » (p. 60).

Ce même passage redevient aussitôt :

« tes paysages de tours et de ruelles se taisent

tu marches l’errante

tu te fais corde » (p. 61).

Et une autre variante surgit plus loin :

« tes paysages de rides et de tourmentes s’agitent

tu marches l’errante

tu te fais terre » (p. 61).

Du point de vue thématique, certains poèmes comme celui commençant par « Éteins mes deuils » réunissent en seulement quelques vers les quatre éléments bachelardiens que sont le sol, le feu, l’eau et l’air :

« frotte la pierre et la paille

pour que s’allume entre nous

le premier feu du monde

il n’y a pas d’orage à claquer

les mêmes passions

il n’y aura que du doux dans l’air » (p. 67).

En dépit de ses qualités, aucune critique ne semble avoir repéré ou commenté ce premier recueil de Rolande Ross. Ici, la dimension queer apparaît plus évidente et ce recueil ne saurait être réduit à une écriture lesbienne; une part de domination de l’autre semble apparente dans des passages faisant référence à « ma Brésil », où l’adjectif possessif « ma » indique précisément la possession, au sens grammatical comme au figuré.

2.7. Monique St-Germain, Archipel

Si l’on excepte ses collaborations éparses à des revues littéraires et sa participation à des collectifs, Archipel est le seul livre écrit entièrement par Monique St-Germain, qui enseigne la littérature et l’histoire de l’art au CÉGEP de Saint-Hyacinthe. Le style de Monique St-Germain s’apparente à une forme de collage; les mots sont disposés et juxtaposés sans toujours s’accorder entre eux, créant l’impression de deux registres parallèles, dans lesquels les mots répétés semblent scandés, comme dans des stances martelées avec véhémence. Le passage qui suit est reproduit sans corriger ce qui pourrait ressembler à des fautes d’orthographe :

« archipel immenses crevasses où l’eau s’infiltre partout

Archipel

m’enveloppe m’enferme dans un cercle où

l’hiatus me ronge m’étouffe

phrases fendues

l’hiatus me prend me viole (…) » (p. 9).

Ici, l’emploi des majuscules est rare sauf pour les noms propres et de lieux (« Lesbos ouverte », p. 15). Les allitérations sont inventives et inattendues :

« (si nue si une était la brume) » (p. 24).

Fréquemment employé, le thème du sang symbolise ici la vie, le débordement et la démesure, voire même les formes exclusives à la féminité :

« acéphale

ta fêlure

comme un volcan

je baise ton sang

dans ton immense fente » (p. 25).

Dans la troisième section (« Khaos »), certains passages d’Archipel deviennent des poèmes en prose, intimistes, introspectifs, au moyen de longues phrases (pp. 44-45). La cinquième section établit un mode plus complexe avec deux groupes distincts de vers répartis en deux colonnes, ce qui permet des correspondances et différentes modalités de lecture et d’interprétation (pp. 74-75). La septième et dernière section de poèmes reproduit même une strophe de quatre lignes biffées mais néanmoins lisible (p. 99).

Parmi les nombreuses citations — parfois placées dans le corps des poèmes, on trouve quelques vers de la chanson « A New Machine » (1987) tirée du disque A Momentary Lapse of Reason, du groupe britannique Pink Floyd (p. 88).

Archipel semble avoir été ignoré par la critique. Mais grâce au projet Le ph@re, de l’Union des écrivaines et des écrivains québécois, un site Internet met en ligne plusieurs extraits de certains poèmes tirés d’Archipel, de Monique St-Germain. On y accède en cherchant : « Monique St-Germain », projet Le ph@re, Union des écrivaines et des écrivains québécois, [en ligne]. ( http://monique.st-germain.phare.uneq.qc.ca/poemes/ )

Pour terminer l’étude de ce cycle poétique de cette période, il serait indispensable de considérer un cycle méconnu de quatre recueils collectifs parus annuellement sous un même titre : Poèmes du lendemain. Publiés à Trois-Rivières sous l’égide des Écrits des Forges, ces quatre recueils collectifs datent respectivement de 1992, 1993, 1994 et 1995. En dépit de leur importance incontestable, ces recueils n’ont pas été recensés dans le très exhaustif Tome 9 du Dictionnaire des œuvres littéraires du Québec (2018), couvrant la production littéraire québécoise des années 1990-1995.

En 1992, la maison d’édition trifluvienne Les Écrits des Forges a créé une publication annuelle et collective, Les Poèmes du lendemain, destinée à regrouper les textes primés et les finalistes au Prix-Alphonse-Piché, l’un des prix les plus durables au Québec et même au Canada. A l’origine, son jury de trois membres était choisi par la Fondation Les Forges Inc., et ce prix de poésie récompensait depuis 1989 des auteurs n’ayant jamais été publiés auparavant ou qui n’avaient pas publié de recueils dans des maisons d’édition reconnues. Le nom de cette récompense fait référence à Alphonse Piché (1917-1998), poète québécois qui vivait alors à Trois-Rivières. Selon les années et les partenariats, on le désigna parfois sous le nom de « Prix Piché de poésie — Le Sortilège », ou encore « Prix Piché de poésie de l’Université du Québec à Trois-Rivières ».

Lancé lors du Festival international de la poésie de Trois-Rivières de l’automne 1992, soit trois ans après la première remise du Prix-Alphonse-Piché, le premier recueil de cette série Les Poèmes du lendemain portait déjà en couverture le chiffre « Un », indiquant implicitement la volonté de l’éditeur de répéter cette publication de manière régulière, tout en marquant cette parution inaugurale. Les poèmes publiés par des femmes occupaient une place prépondérante dans ces ensembles. Réunissant des textes de dix nouveaux auteurs, ce premier recueil ne contenait aucune présentation des participants ni de mise en contexte générale.

Dans le poème liminaire « Le temps replié », la lauréate Louise-Anne Blouin joue sur l’ambiguïté pluri-sémantique du mot « fils » :

«serons-nous toujours éphémères

comme ces fils s’élancent et se rompent» (p. 7).

Le second poète, André Trottier, a reçu une première mention pour son poème « Eaux nitriques », dont la disposition sous la forme d’une étroite colonne parfaitement délimitée donnait sur la page une impression inusitée à ses vers libres:

« J’étais

dans le

sommeil

dur des

enfants

mon âme

aveugle

en face

de nous

cognait

un clou

de plus

dans le

vide de

fatigue » (p. 15).

Cette livraison inaugurale était mixte. Mais un an plus tard, la seconde livraison des Poèmes du lendemain (parue en 1993) réunissait uniquement des femmes, parmi lesquelles figuraient Martine Audet, gagnante du Prix-Alphonse-Piché pour 1993, mais aussi Anne Peyrouse; toutes deux allaient réapparaître au fil des éditions des Poèmes du lendemain.

Dans son poème primé, Martine Audet multiplie les effets visuels et l’impression du mouvement dans des vers libres et très aérés sur chaque page:

« par la fenêtre

de minces ajours encore tremblants

découpent une aurore

dont je ne sais que faire » (p. 8).

Réunissant comme à chaque année une dizaine d’auteurs, la troisième édition de 1994 allait voir apparaître quelques poèmes en prose (non-primés) de Philippe Davidson et Martin Jalbert. La gagnante Micheline Boucher ouvre le volume 3 avec une série d’images liquides :

« (…) Tu dors sur l’étang de ta folie

Tous les rêves sont des spectres qui passent

Tu t’étais tracé un fleuve de gestes

Aujourd’hui tes larmes descendent

Ton histoire » (p. 9).

Éditée en 1995, la quatrième parution souligna la création de la lauréate Dominique Gaucher pour son poème très sensuel, « Angles de passion » :

« Ces lèvres-là sont trop charnues

les baisers y bousculent les mots» (p. 11).

La critique spécialisée a négligé de saluer l’audace de l’éditeur qui a misé sur des poètes encore inconnus. Seul le poète Hugues Corriveau fera jalousement écho à la quatrième parution des Poèmes du lendemain dans Lettres québécoises, ridiculisant les vers intimistes de la poétesse Dominique Gaucher en les qualifiant de « clichés constants » (sic) et se scandalisant du montant de $2000 versé au premier récipiendaire du Prix, tout en donnant son approbation aux poèmes des deux mentions du jury pour cette quatrième parution : Anick Arsenault, Marie-Andrée Poirier, mais aussi Micheline Boucher, qui était également lauréate de la troisième livraison de 1994.

Après 22 parutions annuelles ininterrompues couronnant 22 lauréats et attribuant des mentions à de nombreux auteurs de la relève poétique, l’édition des Poèmes du lendemain a changé de mains à partir de 2013, lorsque Les Écrits des Forges ont cessé leur affiliation avec le Festival international de poésie de Trois-Rivières. Le flambeau est passé à la revue Le Sabord qui publie désormais les textes primés à la remise annuelle du Prix Alphonse-Piché, lors du Festival international de poésie de Trois-Rivières.

III. CONCLUSION

D’abord, rappelons que le but de cet article était de repérer dans la littérature québécoise des années 1990, et en particulier dans la poésie écrite par des femmes, quelques signes et certaines manifestations de l’identité queer afin d’identifier certains thèmes propres aux thématiques queer comme la bisexualité ou la domination exercée par des femmes. Cette période, décrite comme transitoire, n’était pas choisie au hasard : elle correspond à un moment transitoire, et ce, pour différentes raisons. D’abord, le terme même de queer prenait alors, dans la langue anglaise et surtout dans l’usage, une signification inversée; moins péjorative (comparativement à la première moitié du 20e siècle, du temps du « queer as folk ») et beaucoup plus valorisée, voire revendiquée par les personnes bisexuelles ou transgenres. De plus, les thèmes queer apparaissaient alors dans certains poèmes féminins parus au Québec, mais sans être identifiés comme tels, et surtout, sans introduire le terme, trop nouveau alors, et trop théorique, de queer. On comprend bien cette dissociation entre la pratique poétique et la théorisation qui en émane, et l’on peut également constater que cette double émergence ne pouvait pas forcément se produire simultanément. On employait alors des catégorisations comme « écriture féminine » ou plus spécifiquement de « poésie lesbienne », mais pas d’écriture queer. Ce terme précis n’apparaissait pas encore dans le corpus constitué pour le présent article. Toutefois, quelques nuances devraient aussi être apportées, au risque de dévaloriser le présent article ou d’en limiter la portée réelle. D’abord, il ne faudrait pas conclure que les années 1990 auraient été la période d’émergence de la poésie queer ou de la poésie lesbienne au Québec. Bien des exemples de ce type sont parus au cours des décennies précédentes (et particulièrement avec les écrits de Nicole Brossard, durant les années 1970), et la liste serait trop longue pour être énumérée ici. Par ailleurs, il serait vain de croire que toute la poésie féminine de cette période contenait déjà l’embryon de thématiques queer; encore une fois, ce serait présomptueux et abusif. Enfin, il reste le problème de la diffusion, de la circulation et du rayonnement de cette production : production que notre corpus couvre à peine. En effet, on pourrait peut-être objecter que les ouvrages réunis pour constituer le présent corpus ont eu une diffusion trop limitée et un rayonnement trop restreint pour être considérés comme étant représentatifs. Mais sociologiquement, ces recueils ont été évalués, édités par des maisons reconnues et par la suite mis en circulation à la fois dans des librairies spécialisées et dans des bibliothèques universitaires, ce qui suffit à les rendre représentatifs de leur époque. Les chiffres des ventes importent peu en matière de poésie québécoise; l’évaluation des œuvres dépend d’autres critères comme les prix obtenus et les recensions consacrées dans les revues littéraires.

Il reste enfin la question centrale de la queerness des œuvres étudiées ci-dessus, peut-être trop brièvement, mais en tenant compte du recul du temps et des décalages possibles. La mise en garde déjà énoncée à propos de la séparation entre le « Je » de l’auteur et celui du narrataire devrait inciter tout chercheur à une grande prudence méthodologique afin d’éviter de confondre la personne qui signe l’ouvrage et le personnage mis en scène d’une page à l’autre. Néanmoins, il est indéniable que plusieurs thèmes queer réapparaissent dans plusieurs poèmes, d’un recueil à l’autre, et ceci demeure éminemment significatif. Cette période méconnue mériterait un examen encore plus approfondi, autant du point de vue littéraire que selon une perspective théorique, idéalement à partir d’une approche transdisciplinaire qui partirait du concept même de queerness.

Notes

Je remercie les trois personnes qui ont évalué anonymement une version préliminaire du présent article au cours de 2022. J’apprécie leurs commentaires et suggestions; évidemment, les imprécisions qui subsisteraient dans cette version seront les miennes. Merci également à J. V.

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