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LA PLURIDISCIPLINARITÉ DANS LA CRÉATION LITTÉRAIRE: RAYMOND LÉVESQUE

Yves Laberge a
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aProfessor, Department of Canadian Studies, University of Ottawa, Canada, ylaberge@ottawa.ca

© Copyright 2022 The Korean Association for Canadian Studies. This is an Open-Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution Non-Commercial License (http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/) which permits unrestricted non-commercial use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original work is properly cited.

Received: Nov 15, 2022; Revised: Nov 30, 2022; Accepted: Dec 10, 2022

Published Online: Dec 31, 2022

ABSTRACT

This article explores some of the numerous works of the Québécois artist Raymond Lévesque (1928-2021), who was the prolific author of poetry, novels, and essays, plus hundreds of songs. Very famous in Québec but also in France where he produced himself as a singer during the 1950s, he is almost unknown nowadays in Canada. This frequent paradox in Canadian culture is nonetheless one of the fundamental components of Canadian Studies. The aim of this article is to present some of Raymond Lévesque’s works, and to explain why so many Canadian artists are generally unknown in their own country. This article argues that ignoring Canadian culture is an inevitable dimension of the Canadian society: many Canadians are more familiar with the mainstream, mass culture from the USA than their own, genuine, Canadian culture from Canadian artists, writers, composers, and authors. This issue is even more exacerbated whenever Anglophones living in Canada are asked about their knowledge of the Canadian culture and Canadian artists that are creating works in French.

Keywords: Raymond Lévesque (1928-2021); sociology of culture; Québécois poetry; Québec 1950-2000; Cultural Relations between France and Québec

I. MISE EN CONTEXTE

Qui est le plus grand poète canadien? À cette question ouverte, certains Canadiens répondront que c’est Émile Nelligan (1879-1941); d’autres affirmeront que c’était Alain Grandbois (1900-1975). À cette liste, on pourrait également ajouter de nombreux chansonniers qui étaient à la fois écrivains et chanteurs, poètes et paroliers, de Félix Leclerc (1914-1988) à Gilles Vigneault (né en 1928). Mais en outre, le nom de Raymond Lévesque s’imposerait, à l’évidence, à la suite de cette courte liste. Cet article tentera d’expliquer pourquoi ce créateur polyvalent peut figurer à juste titre sur cette courte liste des grands poètes canadiens. Paradoxalement, Raymond Lévesque était reconnu sans être célèbre : ses chansons étaient reprises et endisquées; mais peu de gens connaissaient son nom et ce, même dans son pays natal.

Au lendemain de sa disparition, survenue le 15 février 2021, de nombreux hommages ont souligné le fait que Raymond Lévesque était l’auteur-compositeur de la chanson la plus célébrée de la Francophonie, « Quand les hommes vivront d’amour », et c’est à l’évidence un record très enviable. C’est rigoureusement exact. Aucune autre chanson française n’a été plus souvent (ré)interprétée, reprise, endisquée, adaptée, et ce par une infinité d’artistes, des plus grands aux plus anonymes, principalement en France et au Canada : de Cora Vaucaire à Réal Giguère, de Céline Dion à Claude Valade, d’Enrico Macias à Renaud (1). Il importe de rappeler le contexte d’émergence de cette chanson, qui n’a rien d’anodine. Cet hymne antimilitariste a été composé à Paris, en 1956, alors que Raymond Lévesque se produisait dans les boîtes à chansons parisiennes de la Rive gauche, où il côtoyait des débutants prometteurs : la chanteuse Barbara ou encore Jacques Brel, Raymond Devos et bien d’autres chanteurs et chanteuses en herbe. Par ailleurs Raymond Lévesque, cet artiste complet, était aussi un écrivain prolifique ayant abordé tous les genres littéraires; mais de nos jours, la majeure partie de ses œuvres sont oubliées ou méconnues, pour diverses raisons. On constate que ses livres et ses disques étaient mal diffusés, souvent par de petits éditeurs et par des compagnies de disques éphémères; on entendait rarement sa musique à la radio, et pourtant, il avait fait ses débuts comme animateur, annonceur et chroniqueur sur les ondes de plusieurs stations radiophoniques de Montréal, dès la fin des années 1940, avant même l’avènement de la télévision. Par la suite, on le verra au petit écran et dans les cabarets, surtout à partir des années 1960; mais très peu de traces audiovisuelles subsistent de cette époque. Peu de ses œuvres ont été rééditées, ce qui complique (ou empêche) la postérité de sa production artistique. Comme on le sait, il est souvent difficile de préserver et de perpétuer nos produits culturels après quelques décennies, surtout si les archives sont pratiquement inexistantes ou inaccessibles. Et comment le jeune public d’aujourd’hui peut-il s’intéresser à des œuvres dont il ne connaît pas l’existence?

II. TROIS THÈMES PRIVILÉGIÉS

Pionnier méconnu, créateur infatigable, Raymond Lévesque a pourtant composé des centaines de chansons, conçu des dizaines de revues humoristiques pour des théâtres d’été et écrit plus d’une vingtaine de livres (2). Une rue, un parc, tout un quartier de la Ville de Montréal devraient désormais porter son nom, afin de rendre justice à ce pionnier de la culture québécoise. Toute la création de Raymond Lévesque voulait d’abord ancrer son expression dans le Québec, en incitant les artistes et les vedettes du Canada de cesser de traduire en français des mélodies ou d’adapter des standards venant des États-Unis, de France ou d’ailleurs.

À ses débuts, à la fin des années 1940, Raymond Lévesque reconnaissait son admiration sans bornes pour le chanteur-compositeur Charles Trenet (1913-2001), qui a ravivé et renouvelé la chanson française avec des chansons comme « Y a de la joie », « Que reste-il de nos amours? » et « La Mer ». Mais Raymond Lévesque a vite trouvé son style propre et ses trois thèmes privilégiés : la description des gens ordinaires (dans sa chanson « Les Trottoirs »), la fraternité (dans sa chanson « Les Militants »), la dénonciation des injustices — bien que certaines de ses pièces les plus célèbres puissent toucher à plus d’un de ces thèmes (« Bozo-les-culottes »). Et souvent, il le fera avec une pointe d’humour, de satire et d’autodérision, par exemple quand il entonne « Quand on a du foin, ça va ben; quand on n’en a pas, ça va pas » (dans sa chanson « Quand on a du foin »). Ici, l’expression familière « du foin » veut simplement dire « de l’argent », ou « de l’oseille », dans l’argot québécois. Toutefois, dans ce portrait des thématiques présentes dans ses compositions, il semble y avoir peu de place pour les chansons romantiques qui ont pourtant fait le succès de tant d’interprètes du siècle dernier; mais chez Raymond Lévesque, le thème de l’amour se manifestait plutôt par des allusions à la fraternité, la solidarité, la quête d’un idéal pour tous (pensons à son plus grand succès, « Quand les hommes vivront d’amour », dont le titre contient précisément le mot « amour »). Cette retenue quant aux sujets sentimentaux serait peut-être due en raison de sa timidité, de son humilité, ou de l’éducation qu’il a reçue. Peut-être en raison de son physique élancé e de son visage rond, Raymond Lévesque n’était pas un chanteur de charme, mais plutôt un artiste engagé dont les chansons pouvaient néanmoins nous toucher, nous émouvoir, nous inspirer.

Avant de l’interpréter lui-même, Raymond Lévesque a proposé à plusieurs interprètes sa chanson « Quand les hommes vivront d’amour », qui allait devenir un succès planétaire. Eddie Constantine sera le premier artiste à l’enregistrer, mais dans une version incomplète (comparativement aux versions subséquentes), à laquelle il manquait un couplet et un autre passage (3). Par la suite, le même Eddie Constantine endisquera même une version en allemand de la chanson « Quand les hommes vivront d’amour », sous le titre « Wenn Liebe auf der Welt regiert ». Plus tard, Raymond Lévesque enregistrera lui-même trois versions de la chanson « Quand les hommes vivront d’amour »; chaque version sera séparée de quelques années par rapport à la précédente.

C’est en 1958 que Raymond Lévesque quitta Paris pour rentrer à Montréal, après quelques années passées en France. Surtout actif comme chansonnier durant les années 1960, il se produit régulièrement dans des cabarets montréalais et dans des boîtes à chansons comme la Butte-à-Mathieu, au nord de Montréal. D’ailleurs, un disque percutant, réédité en CD, témoigne de son insolence et de son humour acide : Raymond Lévesque à la Butte-à-Mathieu, dont chaque écoute déclenchait des éclats de rire sonores (4).

III. RAYMOND LÉVESQUE À TRAVERS D’AUTRES VOIX

Après ses années de formation passées en France, Raymond Lévesque continua de composer, mais sans toujours connaître le succès qu’il méritait. Le grand public ne parvenait pas à situer son style, et les auteurs-compositeurs-interprètes n’étaient pas encore répandus et restaient dans la marginalité. Certains dénigraient sa voix, son image, ou son répertoire inclassable qui ne parle pas souvent d’amourettes. La vraie reconnaissance ne viendra que tardivement, et indirectement.

Un disque méconnu témoigne de sa créativité exceptionnelle, pouvant aussi être considérée comme étant universelle : Pauline Julien chante Raymond Lévesque (étiquette Gamma, 1965; réédité en CD). Ici, la chanteuse Pauline Julien interprète admirablement une dizaine de chansons originales écrites et composées par Raymond Lévesque, sans pour autant y inclure « Quand les hommes vivront d’amour », qui était pourtant son plus grand succès. Parmi celles-ci, la chanson « Dans la tête des hommes », composée en mai 1958, constitue un sommet dans son répertoire, autant par sa profondeur, sa gravité, que son apparente simplicité sous des airs dramatiques, accentués par une tonalité en mode mineur. À ces qualités s’ajoutent l’orchestration magistrale de François Cousineau, dans laquelle la flûte crée d’abord une atmosphère insolite, suivie par le travail des cordes qui dramatisent les couplets. Les auditeurs réticents, pour qui la voix jugée un peu monocorde et sans éclat de Raymond Lévesque pouvait peut-être constituer un obstacle à l’appréciation de sa musique, trouvaient dans les interprétations de Pauline Julien un répertoire renouvelé et modernisé, plus mature mais aussi plus grave. Même après plus d’un demi-siècle, ces dix chansons ont admirablement bien vieilli et pourront presque sembler intemporelles; on pourrait même les étudier dans les écoles secondaires ou dans des cours de composition de chansons. Ce sont des modèles tant sur le plan de la rime que de la structuration mélodique. Mais parmi tous ces titres, la chanson d’ouverture reste très en avance sur son temps : « Dans la tête des hommes », dont voici un extrait.

« Dans la tête des hommes »

« Dans la tête des hommes,

Il y a la folie

Des guerres qui consomment

Et les hommes et la vie.

Puis il y a encor

L’immense solitude

Aussi devant la mort,

L’éternelle inquiétude » (5)

Ici, les thèmes de l’antimilitarisme, de la mort et du doute quant à l’existence de Dieu ajoutent à l’ensemble une portée et une profondeur peu fréquentes dans la chanson de l’époque, même chez des contemporains de la chanson française (prise au sens large) comme Jacques Brel, Georges Brassens ou Léo Ferré.

Sautons une décennie ou presque. La carrière de Raymond Lévesque connaît un tournant inattendu lorsqu’au soir du 13 août 1974, au terme d’un spectacle conjoint sur les Plaines d’Abraham, les trois plus importants chanteurs québécois (et même canadiens) Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois reprennent ensemble et à l’unisson la chanson « Quand les hommes vivront d’amour ». Peut-être a-t-on par la suite repris — discrètement, en studio — une partie de la portion de Charlebois qui avait raté son « entrée » pour le début du troisième et dernier couplet, qui commence par le vers « Dans la grande chaîne de la vie ». Le disque double de ce concert réunissant trois légendes a été un succès énorme, autant au Québec qu’en Europe, et a largement contribué à faire connaître cette chanson — déjà ancienne — et son auteur à de nouvelles générations. Pour une fois, une œuvre de Raymond Lévesque allait enfin connaître une très large diffusion. Ce soir-là, alors qu’il était en coulisses, Raymond Lévesque assistait à ce spectacle de la Superfrancofête avec plus de 100 000 autres Québécois; mais il ne se doutait certainement pas du retentissement qu’aurait ensuite cette nouvelle interprétation à trois voix. C’était comme un nouveau départ qui s’amorcerait concrètement lors de la sortie du disque J’ai vu le loup, le renard, le lion (1975), dont la dernière pièce était, précisément, cette nouvelle version de « Quand les hommes vivront d’amour ». C’est à ce moment que cet hymne est devenu un classique, une chanson-phare, une référence, et déjà, presque, un standard de la chanson francophone.

IV. DES CHANSONS ENGAGÉES

Raymond Lévesque était également, et par ailleurs, un artiste de la scène et du spectacle, de ce domaine que les Anglophones nomment « Performing Arts » (« Arts de de la scène »). Il avait créé un type de spectacles hybride et assez unique : la revue; une appellation probablement calquée de l’anglais (« Review »). Dans ce contexte particulier, la revue n’est pas une publication hebdomadaire ou mensuelle, mais plutôt une forme de spectacle de divertissement où se succèdent les numéros, les chansons, les sketches, les blagues : le tout sous le signe du renouveau. En France, où l’on apprécie toujours les catégorisations précises, on dirait du « Music-Hall », mais ce terme peut en fait regrouper plusieurs formules très différentes.

Tout comme dans ses revues qui s’apparentaient à des spectacles de variétés, de sketches et de ritournelles devant un auditoire diversifié, Raymond Lévesque pouvait composer rapidement des chansons parodiques et souvent critiques sur l’actualité, ce que les Américains avaient habituellement catégorisé comme des « Topical Songs », mais aussi comme des chants de contestation (« Protest Songs ») ou de revendication. Au cours de ses revues, Raymond Lévesque pouvait chanter et s’accompagner très efficacement au piano, au ukulélé, à la guitare; il était partout sur la scène. Chose rare, il créait simultanément les paroles et la musique, tout comme Charles Trenet avant lui. Son esthétique musicale n’a jamais été sérieusement étudiée, et pourtant, il faudrait s’y attarder sérieusement : ses mélodies étaient d’apparence simple, mais il avait du talent et du métier, alternant les rimes entrelacées et utilisant à bon escient les modes majeur et mineur, qu’il savait introduire dans une même chanson, parfois dans un même couplet. Ainsi, dans sa chanson « Les militants » les premiers couplets sont globalement construits en mode majeur, sauf pour le dernier vers qui bascule vers le mode mineur, aux sonorités délibérément plus tristes; l’avant-dernier couplet est entièrement composé sur des accords mineurs. Voici un bref extrait qui permet de mesurer l’intensité du texte exprimée dans des mots apparemment simples :

« Les militants »

(…) « Les militants ont de grandes idées

Ils rêvent de justice

Ils veulent changer le monde

Les militants, ils travaillent pour rien

Donnent leur force et leur temps

Pour aider leur prochain » (…)

(Raymond Lévesque, « Les militants », 1975).

Dans ses spectacles, à partir des années 1970, Raymond Lévesque avait l’habitude de faire suivre « Les militants » par son poème dénonciateur, « Au fond du gouffre », qu’il récitait sans le chanter, sur un fond instrumental. Mais Raymond Lévesque pouvait ensuite dérider son auditoire avec une chanson comique comme « La Brosse », ce qui signifie « la cuite » dans l’argot québécois. Ses meilleures chansons, les plus engagées, sont regroupées sur Raymond Lévesque chante pour les travailleurs, un disque reconnaissable par sa pochette rouge et noire, coproduit par la FTQ, et manufacturé par une filiale montréalaise de la compagnie London-DERAM (DERAM voulait dire « Decca Records America »). Mais même au moment de sa parution, ce microsillon 33 tours était pratiquement introuvable chez les disquaires. Plusieurs de ses chansons enregistrées sur trois décennies ont par la suite été regroupées sur une compilation en un coffret CD : Raymond Lévesque: 50 ans de chansons (étiquette Amberola, 1999). C’est la source la plus exhaustive pour découvrir les nombreuses interprétations faites par Raymond Lévesque.

Artiste pouvant être inspiré par tout, Raymond Lévesque savait réagir et critiquer spontanément des tendances et les modes en quelques couplets. Ainsi, après le triomphe de la chanson « La Manic » (1966), de Georges Dor, suivi — sur le même thème de l’exode des travailleurs — par l’unique succès de Richard Huet, chantant « La Baie James » (1972) sur un air vaguement western, Raymond Lévesque compose et chante à son tour une réplique cinglante dans laquelle il avoue, sur un ton parodique et outrageusement western, qu’il se « cherche un barrage pour parler de son ennuiiiii » (« Le barrage », 1975). Faisant feu de tout bois, Raymond Lévesque pouvait facilement composer des chansons loufoques qui alimentaient ses revues humoristiques, par exemple « Tharèse, je t’aime », qui avait même été présenté à la télévision de Radio-Canada, pour l’émission culturelle du dimanche soir, Les Beaux dimanches, en 1972. On reconnaît systématiquement les chansons parodiques de Raymond Lévesque par leur rythme country et par l’attitude outrageusement grotesque qu’il osait adopter pour les interpréter sur scène, avec une prononciation et des mimiques volontairement exagérées.

V. DES PROJETS DIVERSIFIÉS

Il est difficile de cerner un créateur comme Raymond Lévesque : perçu comme étant versatile par ses admirateurs, mais jugé éclectique et dispersé par ses détracteurs. Et pourtant, ces deux jugements opposés peuvent se rejoindre. C’est presque la même chose, mais selon deux points de vue opposés. L’espace nous manquerait pour faire écho aux présences de l’acteur Raymond Lévesque à la télévision, dans des émissions pour enfants ou des dramatiques (dont celles de Marcel Dubé), ou pour de petits rôles dans des courts métrages de l’Office national du film (ONF) et dans quelques longs métrages comme Panique (1977), de Jean-Claude Lord. Très peu d’archives subsistent, sauf sur le site Éléphant et celui de l’Office national du film du Canada (ONF). C’est aussi à cette époque que Raymond Lévesque écrit un poème désillusionné sur le jogging et l’insouciance de beaucoup de sportifs, plus préoccupés par leur forme physique que par l’avenir de la nature et de l’environnement : alors que les messages pessimistes annoncent l’imminence d’une catastrophe climatique, les jeunes gens font du jogging et préparent leur avenir en santé, tout en étant aveugles aux risques environnementaux.

Au milieu des années 1980, la surdité empêcha progressivement l’artiste de poursuivre normalement son métier de chansonnier; il se concentra alors sur l’écriture en diversifiant les genres : essais, poésies, récits, lettres ouvertes, polémiques, et son roman sur un fond d’amertume: Le Petit Lalonde (6). Il publia en outre son autobiographie, dans laquelle il témoigna de ses erreurs de parcours mais aussi de ses terribles maladies : d’abord l’alcoolisme, puis la perte de l’ouïe, qui fut un drame particulièrement cruel — littéralement beethovenien — pour un compositeur-musicien (7). Mais ce fut également le moment où d’autres interprètes allaient reprendre à leur compte sa chanson « Quand les hommes vivront d’amour », devenue peu à peu immortelle, faisant une sorte d’unanimité. Les nouveaux enregistrements, les nouvelles versions de « Quand les hommes vivront d’amour » et les hommages se multiplièrent, tant en France qu’au Québec. C’était le début de la postérité, qui se produit lorsqu’une partie du public s’empare des œuvres, des poèmes et des chansons « en ignorant le nom de l’auteur », pour paraphraser le grand Charles Trenet.

Mince consolation, il nous reste les œuvres : éparses, inégales, souvent introuvables, mais toujours sensibles et sincères, souvent émouvantes, à (re)découvrir et à reconsidérer. Parmi celles-ci, les Éditions TYPO et l’éditeur Stanké ont produit deux anthologies offrant un survol assez représentatif, sans prétendre à l’exhaustivité (8). Outre les disques et les livres du poète, la meilleure source pour appréhender l’univers de Raymond Lévesque reste l’excellente biographie rédigée par Céline Arsenault, Raymond Lévesque : une vie d’ombre et de lumière (paru aux Éditions de l’Homme, en 2008), qui retrace bienveillamment son parcours semé d’embûches et contient de généreux extraits de ses textes et de certains de ses manuscrits inédits. Le magazine Nuit Blanche en avait d’ailleurs fait l’éloge lors de sa sortie (9). En outre, une thèse de doctorat, soutenue en 2012 à Québec, à l’Université Laval, par Anne-Catherine Gagné, a été consacrée à ses œuvres, sous le titre Chanter ensemble. Poétique de la solidarité dans les chansons de Raymond Lévesque (10).

VI. UN CANADIEN ERRANT

Comment expliquer l’insuccès commercial de Raymond Lévesque, qui contraste étonnamment avec sa reconnaissance en tant qu’auteur-compositeur? Car ce n’est pas sa propre interprétation de sa chanson « Quand les hommes vivront d’amour » qui est devenue immortelle, mais plutôt sa chanson elle-même, peu importe l’interprète. Pour toute une génération de Québécois, la chanson « Quand les hommes vivront d’amour » était liée aux voix conjointes de Félix Leclerc, Gilles Vigneault et Robert Charlebois. Par la suite, une multitude d’artistes l’ont reprise et l’ont réinventé, chacun, chacune à sa façon. C’est devenu — à une décennie d’intervalle, et toutes proportions gardées — comme le « All You Need Is Love » (1967) du Québec.

N’étant pas promu, protégé, publicisé par une compagnie de disques qui l’aurait suivi et parrainé durant toute sa carrière, comme c’était le cas par exemple pour Bob Dylan ou Miles Davis aux États-Unis, qui ont étiqueté (« branding ») leurs artistes en leur accolant, dès leurs débuts et au fil des décennies, une image de marque, Raymond Lévesque devait au contraire se réinventer sans cesse, et compter uniquement sur la bonne volonté des médias québécois pour appuyer — occasionnellement — sa promotion. Dans le monde de la chanson, la promotion peut faire la différence. Rétrospectivement, Raymond Lévesque était un peu comme ce personnage de la fameuse chanson « Un Canadien errant », complainte du 19e siècle vaguement inspirée du personnage biblique du « Juif errant ». Il était inhabituel d’entendre Raymond Lévesque à la radio au Québec, sauf sur des stations communautaires de Québec comme CKRL. À l’époque du 33 tours, entre les années 1950 et les années 1990, les disques de Raymond Lévesque étaient quasiment introuvables dans les grands magasins à rayons du Québec et du Canada, sauf chez certains disquaires spécialisés ou dans les boutiques de disques d’occasion. Je possède certains disques de Raymond Lévesque que je n’ai vus qu’une seule fois en magasin : je trouvais le 33 tours par hasard dans les bacs de disques, j’achetais aussitôt l’unique exemplaire qui s’offrait à moi, et je ne le revoyais plus jamais dans aucun magasin par la suite. Maintenant que plusieurs de ses œuvres ont dépassé la période de cinquante années qui les fait tomber dans le domaine public, on trouve plus facilement (tout étant relatif) des rééditions en CD de ses premières chansons. (On les trouve aisément sur Internet, mais dans ces cas, l’artiste ou ses ayants-droits ne perçoivent pas de redevances).

Ces remarques théoriques, philosophiques et socioéconomiques sont importantes pour bien saisir tous les disfonctionnements dans la diffusion des œuvres d’un artiste québécois comme Raymond Lévesque. Cependant, les disques des grands articles étatsuniens — pensons à Bob Dylan ou à Miles Davis — étaient facilement accessibles chez tous les disquaires au Canada puisqu’ils étaient distribués par de grandes compagnies comme Columbia (ravalé plus tard par le conglomérat SONY). On comprend que sur le plan de la diffusion et de la visibilité des produits culturels, beaucoup d’artistes canadiens étaient un peu comme des étrangers dans leur propre pays, et que par ailleurs, les artistes provenant des États-Unis et de la France profitaient d’une présence nettement supérieure à la radio, chez les disquaires et dans les salles de spectacle du Québec. Ce déséquilibre dans la visibilité, la promotion et les moyens investis pour les artistes québécois ont indéniablement influencé leur carrière et infléchi les succès obtenus. Ce n’est pas pour dire que les investis artistes québécois étaient totalement inconnus ou complètement ignorés; il faut nuancer ces remarques pour comprendre que leur popularité aurait été plus grande s’ils avaient pu profiter d’une promotion plus efficace, au Québec comme ailleurs. Il faut retenir qu’une bonne partie de l’auditoire, où qu’il soit, fonctionne « à la promotion », pour paraphraser dans un autre contexte le philosophe Louis Althusser; ils sont sensibles à la publicité et ce qu’ils entendent (à la radio, dans les médias) détermine et oriente leurs goûts et leurs choix culturels, que ce soit pour la musique ou les contenus audiovisuels (films, émissions, séries).

La méconnaissance — voire l’ignorance, ou l’indifférence — du public anglo-canadien face à la culture québécoise est un problème persistant au Canada, mais aussi pour les chercheurs en études canadiennes. Cette ignorance est un problème grave et en même temps une des clefs pour bien saisir le Canada et la culture canadienne. Naguère, on parlait — au milieu du 20e siècle — des « deux solitudes » pour décrire cet méconnaissance réciproque entre les Anglophones et les Francophones du Canada; mais au 21e siècle, la donne a considérablement changé : les Francophones du Canada sont généralement devenus bilingues et peuvent aisément comprendre un film ou une émission en anglais tandis que la majorité des Anglophones du Canada restent toujours réticents envers les contenus culturels de langue française. L’explication est simple : une majorité d’Anglophones du Canada sont branchés sur les médias américains (États-Unis et Canada). Même les chaînes de câblodiffusion du Canada (hors Québec) accordent plus de place (et de postes de télévision) aux canaux des États-Unis qu’à ceux du Canada, et aucun (ou un seul) pour le Québec. De plus, de moins en moins de Canadiens-anglais peuvent comprendre le français; il leur est dès lors impossible d’apprécier ou de s’intéresser aux contenus dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas. Il y a évidemment des exceptions à ce portrait général tiré à grands traits, mais le problème demeure entier.

Au Canada, il n’y a plus « deux solitudes », mais une seule, et c’est au Canada-anglais qu’elle existe. C’est une illustration, au sens philosophique, de la « double ignorance » : ignorer quelque chose et, parce qu’on n’en prend pas conscience, ignorer qu’on l’ignore, et ne pas ressentir un manque, un vide, une incomplétude.

VII. CONCLUSION

On pourrait croire qu’il n’existe pas de solution à ce problème d’acculturation au Canada, problème que nous avons à peine effleuré à partir du cas des chansons de Raymond Lévesque, inconnues au Canada-anglais et ce, même du vivant de l’auteur. Ce problème n’est pas nouveau, mais il est caractéristique des réalités canadiennes; il est devenu « normal », au sens sociologique du terme : accepté, et pris comme allant de soi, sans que personne n’éprouve le besoin de changer les choses. Autrement dit, le problème ne constitue plus un problème, mais un état des choses, une évidence. Mais ce cas est éminemment révélateur; ce déséquilibre entre les deux langues officielles du Canada existe similairement dans les Études canadiennes, dans le monde universitaire, et à l’intérieur de plusieurs ministères du gouvernement fédéral.

REFERENCES

1.

Anne-Catherine Gagné, Chanter ensemble. Poétique de la solidarité dans les chansons de Raymond Lévesque. Thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2012.

2.

Cette lacune est reconfirmée par Céline Arsenault : Raymond Lévesque : une vie d’ombre et de lumière, Op. Cit., p. 173. https://nuitblanche.com/commentaire-lecture/la-butte-a-mathieu/

3.

On se référera à la bibliographie très complète établie par Céline Arsenault à la fin du livre Raymond Lévesque : une vie d’ombre et de lumière, Montréal, Éditions de l’Homme, 2008, pp. 572-573.

4.

On trouve en ligne le texte intégral de cette chanson : « Un voyage en Abitibi avec Raymond Lévesque », 2021/02/16 | Par Pierre Dubuc, L’aut’journal. Montréal, https://lautjournal.info/20210216/un-voyage-en-abitibi-avec-raymond-levesque

5.

Raymond Lévesque, « Dans la tête des hommes ». Texte cité par Céline Arsenault : Raymond Lévesque : une vie d’ombre et de lumière, Op. Cit., p. 208.

6.

Raymond Lévesque, D’ailleurs et d’ici. Montréal, Leméac, 1986.

7.

Raymond Lévesque, Le Petit Lalonde. Montréal, Lanctôt, 2000.

8.

Raymond Lévesque, Raymond Lévesque à la Butte-à-Mathieu, Montréal, étiquette Gamma, 1965. Un livre fait revivre l’époque de la Butte-à-Mathieu : Gilles Mathieu et Sylvain Rivière, La Butte à Mathieu : un lieu mythique dans l’histoire de la chanson au Québec. VLB, Montréal, 2010.

9.

Voir le commentaire du livre La Butte à Mathieu dans NB, 2011 :

10.

Voir notre commentaire du livre Raymond Lévesque : une vie d’ombre et de lumière, dans Nuit Blanche, 2009, N° 114, pp. 44-45.

11.

Voir: Raymond Lévesque, Quand les hommes vivront d’amour. Montréal, Éditions TYPO, 1991. Voir aussi : Raymond Lévesque, Presque tout Raymond Lévesque. Montréal, Stanké, 2006.

12.

Yves Laberge, « Quand les hommes vivront d’amour » de Raymond Lévesque, dans Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française. Québec, 2007. http://www.ameriquefrancaise.org/fr/article-77/Quand_les_hommes_vivront_d’amour: chanson_de_Raymond_L%C3%A9vesque.html [Consulté le 16 février 2021].