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ASHINI, D’ YVES THÉRIAULT: DE LA DÉNONCIATION DE LA DYSTOPIE À L’ ANNONCE DES RÉPARATIONS

Humberto Luiz Lima de Oliveira a
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aProfesseur titulaire de littérature française dd l’ UEFS, Universidade Estadual de Feira de Santana (Brésil), humbert_oliveira@uefs.br

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Received: May 20, 2022; Revised: Jun 02, 2022; Accepted: Jun 15, 2022

Published Online: Jun 30, 2022

RÉSUMÉ

Pourquoi lire un récit littéraire écrit par un Blanc, thématisant la situation des Peuples de Premières Nations dans l’espace québécois, lorsque plusieurs auteurs et autrices autochtones sont déjà reconnus sur la scène littéraire panaméricaine? Dans ce travail, nous aimerions mettre en évidence le caractère inaugural de ce récit littéraire intitulé Ashini, du Québécois Yves Thériault dont le personnage homonyme échappe tant aux stéréotypes négatifs qu’aux idéalisations que jusqu’alors enfermaient la figura de l’”Amérindien”. Et cela bien avant l’émergence de la littérature autochtone écrite (Boudreau: 1993). Dans ce roman Yves Thériault réussit, de façon magistrale, tant à faire la dénonciation de la dystopie (la déstructuration du monde autochtone) ainsi que l’annonce des réparations : le droit à la citoyenneté canadienne lequel passerait par la réappropriation des territoires ancestraux usurpés aux Premières Nations par les Blancs qui avaient copié le colonialisme (Morisset: 2004).

Keywords: Littérature québécoise; dystopie; Autochtone; colonialisme; réparations

I. CONTEXTE DE LECTURE, OU POURQUOI (RE) LIRE ASHINI, D’YVES THÉRIAULT?

Si on peut parler, au Canada, d’une possible conquête de la citoyenneté des Peuples des Premières Nations, par contre, c’est indéniable que l’histoire récente nous montre les marques visibles de l’intolérance et du mépris voués par la société soi-disant civilisée aux Autochtones d’Amérique et à tous les autres peuples dits ‘primitifs” au sein même du Canada.

En fait, l’épouvantable découverte secrets des documents historiques clés sur les pensionnats autochtones qui aideraient à faire la lumière sur le sort réservé aux 150 000 enfants qui les ont fréquentés. »1.

En outre, si on peut constater dans la majorité des pays américains la dystopie vécue par les Peuples des Premières Nations auxquels on leur a fait des successives usurpations de leurs territoires et de leurs droits humains, et, aussi au Brésil, où en ce moment on vérifie les menaces réelles d’un retour en arrière soit par le refus des réparations, soit par le désir d’annulation des accords de garantie de la mise en possession des territoires ancestraux, etc... cependant, la découverte de ces fosses communes où sont enterrés les corps des centaines d’enfants au territoire canadien et dans des établissements financés par le Gouvernement canadien juste pour “éduquer les amérindiens” ne peut que provoquer l’ étonnement, l’indignation et la révolte.2

C’est pour cela qu’on peut affirmer que ce contentieux n’a jamais été suffisamment réglé : l’Autochtone d’Amérique, n’importe son ethnie ou nationalité, soit Bolivien ou Péruvien, Brésilien ou Canadien, il est toujours considéré un citoyen de troisième classe, une sorte de paria toujours prêt à menacer ou à inhiber le progrès (Lima De Oliveira: 2009).

Appréhendé en tant qu’étrangeté à éliminer soit par le génocide (la mort du corps de l’Autre), soit par l’ethnocide (l’effacement de la culture de l’Autre), la figura de l’Autochtone irait peupler l’imaginaire occidental au travers de la littérature. En fait, d’abord par les récits de voyage ou par les relations des Jésuites, ensuite par les récits de fiction ou mémorialistes, l’Autochtone de l’Amérique serait toujours vu de façon stéréotypée : ou sous une aura romantique, donc idéalisé, ou peint avec mépris par les adeptes des théories raciologiques.

Des centaines de squelettes d’enfants et d’adolescents dans des fosses collectives dans les terrains des orphelinats ou des “pensionnats” ne fait plus rien que mettre en évidence tant la négligence que la cruauté d’hommes et de femmes civilisés et religieux, sous la complicité récurrente et mal cachée des autorités gouvernementales : « Le gouvernement fédéral continue de garder :

« Ces hommes différents, de peau sombre, paraissaient savoir et comprendre la totalité de leurs mondes étranges, de leurs phénomènes au surnaturel. De fait, la connaissance harmonieuse et exacte que les primitifs avaient de leurs lieux de vie en arrivait à être, à l’intérieur du processus d’ « européanisation » de la planète, la marque adéquate et retenue de ce qui était primitif : les sentiments et les expressions d’une parenté avec les animaux et même avec les arbres, les pierres et l’eau. Des animaux totémiques, des arbres sacrés, ou avec des visages sculptés, des pierres sacrées, tout cela devenait le talisman du sauvage ou dans le langage anthropologique qui a suivi la conquête, la preuve de « l’enfance » de la race humaine (Turner: 1990, p.112)3 ».

Il est important de souligner que, sans s’en rendre compte, les citoyens américains ont copié le modèle européen lequel, basé sur des théories racistes, attestait la domination de la race blanche sur les autres, hiérarchisant les cultures et les hommes et ainsi allaient justifier l’abandon des idéaux égalitaires et libertaires qui ont marqué les premiers temps du Siècle des Lumières. De cette façon, on légitimait la répulsion envers l’individu des Premières Nations, « paresseux et indolent, incapable de rationalité », donc une entrave pour la libre expansion du projet euro centré d’occupation économique des espaces géographiques (Morisset: 1988, p. 289).

II. LE CONTEXTE DE PRODUCTION DE L’OEUVRE

En 1960, la société québécoise donnait déjà des signes d’impatience face au conservatisme moral que les élites catholiques avaient parrainé depuis longtemps. Et les peuples amérindiens qui revendiquaient pour eux-mêmes non seulement les territoires mais aussi le droit inaliénable à la citoyenneté pleine était parmi ceux qui se mobilisaient dans toute l’Amérique du Nord, avec des échos de leurs actions dans le monde entier.

En vérité, c’est depuis la fin des années cinquante que le Québec s’agitait sous l’impact de transformations qui se ressentaient dans la vie quotidienne, perdu tout contrôle des anciennes traditions. Sous les vents de la modernité, la société québécoise incorporait les changements dans le comportement sexuel des jeunes et des femmes, les travailleurs réorganisaient le mouvement ouvrier jusqu’alors sous le rigide contrôle tant de l’Etat que de l’Eglise, et les peuples des Premières Nations comptant sur la sympathie de la communauté internationale, s’organisaient dans le mouvement Redpower qui semblait menacer l’ordre politico-géographique des nations américaines.

Dans le même temps, toute une « machine de modernisation » est mise en route pour mettre en valeur les excellences du projet de modernisation du Québec, avec l’exaltation conséquente du savoir-faire québécois, renforçant l’idéologie nationaliste qui stoppe le mouvement séparatiste. De manière traditionnelle, on refuse d’entendre les voix autochtones qui démontrent les impacts négatifs causés non seulement à l’environnement mais aussi aux communautés autochtones privées de leurs conditions de survie économique traditionnelles et qui se voient menacées culturellement.

III. LA LITTÉRATURE : DE LA DIABOLISATION AU PLAIDOYER DE LA RECONNAISSANCE DE L’HUMANITÉ DE L’AUTRE

Que ce soit par sa diabolisation, jusqu’à nier l’existence des différences entre les cultures, que ce soit par la propre invention de l’« Autre » qui avait alors besoin de traductions officielles, en somme, par l’établissement de frontières surveillées en permanence et aiguisées par une éthique perverse de la relation inclusion/exclusion, en fait, l’ individu des Premières Nations représente bien l’Autre qui parait s’être constitué durant toute la période appelée Modernité, dans la « source de tout mal ». (Duschatzky et Skliar: 2001, p. 119-138).

Et, muets, ces êtres qui se constituent en pleine différence ou altérité radicale vont assister avec étonnement parfois, avec une profonde incrédulité d’autres fois, ou une ignorance totale, aux représentations que les Blancs font d’eux, la plupart du temps sous des formes dangereuses de stéréotype négatif comme le montrent bien les récits littéraires la plupart du temps sous les formes dangereuses du stéréotype négatif :« Tout au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, les Européens écrivent leurs récits, clament leur étonnement et entonnent leurs opéras lyriques sur « leur » Nouveau Monde, pendant que tous ceux qui leur servent d’objet et d’inspiration cherchent en vain un lieu où déposer leur propre parole» (Morisset: 1988, p.286 ).

C’est dans ce contexte qu’Yves Thériault publie Ashini lequel constitue, à notre avis, comme un plaidoyer de la cause amérindienne, sous la forme d’un poème en prose, ou chant mélodieux on entend l’angoisse d’un vieil Autochtone de la nation montagnaise revendiquant la réappropriation des territoires pour pouvoir (re) définir l’identité amérindienne, et donc (re)configurer de nouveau les identités québécoises et canadiennes, et une place au soleil pour tous. On ne doit pas oublier qu’Ashini est considéré comme le consolidation du génie littéraire de son auteur, puisque avec ce récit, Yves Thériault révèle avoir réussi à maîtriser la technique qui le définira dorénavant comme l’un des plus grands conteurs de son temps (Erman: 1992 ; Maillot:1992).

Si pendant longtemps les représentations stéréotypées de l’Amérindien perçus en tant que négativité, « impureté » seraient disséminées par beaucoup d’écrivains, d’autres, par contre, allaient choisir de peupler leurs récits avec des personnages représentatifs de l’altérité en toute humanité sous l’apparente différence ou excentricité de leurs corps. C’est le cas de l’écrivain canadien né au Québec, Yves Theriault (1915-1983). Pour illustrer notre argument, nous prenons son récit littéraire intitulé Ashini, publié en 1960 dont le personnage principal c’est l’’Amérindien’ homonyme qui va essayer de reconstruire les liens d’appartenance et de solidarité rompus afin d’intégrer les Premières Nations aux mythes fondateurs des deux peuples fondateurs du Canada et ainsi réparer les maux provoqués par les injustices historiques contre les Peuples des Premières Nations.

On observe que cela pouvait être une œuvre de plus traitant de l’Indien, ayant pour thème cette figure de l’altérité qui parait provoquer tant d’inconfort à quiconque se disant « civilisé ». Cependant, Ashini va fuir tout stéréotype négatif et va aussi éviter son contraire : l’idéalisation qui pourrait le rendre stéréotype positif.

1. Ashini: un discours de circonstance sous la forme de poème en prose.

Ashini est une de ces œuvres qui résistent aux cadres rigides du genre littéraire, même étant édité successivement sous la large classification de roman. Quant à la thématique et au style, les critiques sont unanimes pour établir des parallèles et des approximations entre Ashini et le récit de Félix-Antoine Savard, Menaud, maître-draveur, roman de la « fondation de la québécité » comme l’affirme Maurice Émond :« Comme Menaud, Ashini est animé d’un souffle puissant et d’un rare lyrisme incantatoire. Il faut, au contraire, se mettre à l’écoute d’une voix intérieure à la fois lointaine et familière, surgissant des profondeurs de la conscience et atteignant l’ampleur d’un récit mythique » (Emond: 1988, p. 9).

Considéré comme le roman fondateur de la québécité, Menaud, maître-draveur a pour protagoniste un Québécois qui s’insurge contre la dépossession imposée par les anglophones aux francophones. Dans ce qui parait être une réélaboration technique de ce récit, Thériault recrée, avec les quatorze chapitres qui composent le récit d’Ashini, le drame des Premières Nations représentés par un Autochtone de la nation montagnaise. Se sentant vieux et solitaire, sans raison de vivre, sans mission à son existence, dans un « je » poignant, nous écoutons cette voix qui inonde le récit d’un lyrisme qui assume le caractère de poésie incantatoire, médiatrice, donnant consistance à l’écriture d’une œuvre qui se veut fondatrice, originale, cherchant à reconstruire dans le texte fictionnel le temps même du temps primordial. Inversion des personnages mais non des situations. La dépossession, la lutte politique pour la reprise des territoires est déplacée du Blanc d’origine française (Menaud) vers l’Autochtone. Cette fois, il est francophone, le vieux Menaud dépouillé qui, allié à l’anglophone, s’approprie le millénaire territoire autochtone.

La conception autochtone de circularité du monde est recréée dans le texte narratif au travers la création de chapitres de relative autonomie, qui peuvent se suffire à eux-mêmes en tant que « récits » et qui dans le même temps s’intègrent dans l’ensemble de l’œuvre : « À tous les niveaux de l’œuvre se retrouve la nostalgie des origines. Chaque chapitre se suffit à lui-même ou répond en écho aux autres. Et, à l’intérieur des chapitres, autant de récits, de rêves, de souvenirs qui constituent des micro-récits. Ces « mises en abyme », emboîtements et redoublements sont l’écho formel des répétitions, rituels et rythmiques visant à réactualiser les gestes primordiaux. » (Emond, ibid).

Le récit va alors montrer cet homme qui, souffrant d’une suite de pertes affectives et culturelles, se sentant solitaire et frustré, se voyant seul dans le forêt de la péninsule d’Ungava, fait le bilan de sa vie, établissant des parallèles entre le passé (de bonheur) et le présent (de misères et de ruines), et qui reçoit une commande divine : devenir leader de son peuple pour récupérer les territoires expropriés par le colonisateur Blanc-européen, unique façon de garantir le futur de la nation montagnaise.

Les pertes personnelles arrivées à Ashini sont faites de successifs deuils de ses proches : son fils ainé mort de froid et de fièvre après avoir survécu à une avalanche (Thériault, 1988 : 27-29); son second fils, « qui croyait aux Blancs » et tué par l’un d’eux, ivrogne et saoul l’ayant confondu avec une proie, la désertion de sa fille qui abandonne la famille pour « pour servir aux Blancs » (Thériault, 1988, p.27), “l’agonie et la mort de sa femme, lente et agitée”(Thériault, 1988,p :26) et la constatation de sa propre dépossession en tant qu’Amérindien: «Dernier sang, puisque les autres habitent près de la mer à l’embouchure des rivières, retenus là par des faveurs hypocrites des Blancs. Vendus aux Blancs pour des pitances. » (Thériault, 1988, p : 15). Le lecteur peut lui écouter dans une belle complainte :

C’est d’avoir été et de ne plus être qui arrache à l’homme le dernier lambeau de sa joie. Il n’est point de science plus simple que celle de marcher seul dans un sentier. Mais il n’est point de science plus complexe que de parcourir seul les sentiers où d’autres auparavant cheminaient avec soi. Voilà où se situait la première étreinte de mon mal, sa racine douloureuse. Quel cri d’appel pousser pour que l’on m’écoute ? Mes yeux ouverts ne voyaient que la contrée vide d’êtres. Mon odorat ne percevait point d’odeur familiale. Mes mains n’empoignaient que des échos silencieux, rebutés de vent tournoyant en déséquilibre. Et pour me solacier l’unique évasion, celle de rentrer en moi- même y retrouver mes souvenirs ». (Thériault, 1988, pp : 30)

Le processus d’acculturation ayant conduit les Amérindiens à accepter le confinement dans les réserves, Ashini erre dans la forêt sans rencontrer personne. À la sédentarisation, à la dépossession, Ashini oppose ce qui était une traditionnelle mobilité des Peuples des Premières Nations ; à l’espace rationalisé, pensé et mesuré, géographiquement circonscrit, il oppose la liberté de déplacement dans l’immensité des forêts et des champs que s’est approprié l’homme blanc :

«Mon pays, le pays des Montagnais, Les Montagnais ? Puisqu’il n’était vraiment le pays des Montagnais, quelque illusion que j’en puisse entretenir, puis cet Ungava, ce Labrador, cette Côte Nord, péninsule immense comme un royaume n’appartiennent qu’aux Blancs qui avaient déjà commencé à en user à leur guise en me refoulant moi et les autres errants jusqu’au-delà de la rivière Pentecôte, au-delà de la rivière aux Outardes et plus loin encore, pourquoi ne serais-je pas le libérateur ?.» (Thériault, 1988, pp: 37)

Parallèlement au voyage dans l’intérieur de la forêt d’Ungava, le personnage fait un voyage intérieur, à la recherche des mémoires. Deux voyages fatals, comme le récit le montre. Si dans le présent, au plan immédiat et proche, ce sont les souvenirs qui se constituent comme une mémoire familiale, sur le plan psychique, au fur et à mesure qu’il se distancie et approfondit le parcours, les souvenirs se font plus émouvants et deviennent la mémoire collective de toute une société, c’est-à-dire celle des temps premiers. Et c’est dans ce trajet, comme un voyageur de l’histoire, qu’Ashini fait l’inventaire de son histoire personnelle et de la vie de son peuple, de façon à reconquérir les valeurs et les traditions, et ce, après avoir exorcisé les fantômes et les démons représentés par l’image du colonisateur.

« N’entendrais-je pas, à chaque tournant, à chaque accostage, à chaque tuée nécessaire le même cri que nous connaissions bien maintenant : « Va-t-en, maudit sauvage ! » Il est des langues pures que l’usage aux colonies déforme. Je comprends qu’il existe là un phénomène d’accord. Aux peuples d’éloignement qui ont fait de la langue mère une douceur et une joie appartiennent le cœur doux et la pitié sereine. Aux usurpateurs, aux intolérants, la rêcheur d’une langue enlaidie et corrompue. « Va-t-en, maudit sauvage ! » Il n’est point de langue douce qui sache prononcer de tels mots envers ceux mêmes qui montrèrent durant des millénaires la figure de l’homme aux forces instinctives de la nature, qui parcoururent en maîtres bienveillants ces forêts sans jamais en décimer la faune, sans jamais incendier les arbres, sans jamais en violer les versants d’eau. Maîtres bons, adaptés à la nature, incapables d’en déséquilibrer le rythme. En ma langue, si étonnant que cela puisse paraître, il n’est pas de mot pour crier aux intrus : « Va-t-en, maudit Blanc ! ». Peut- être aurait- il fallut inventer ces mots avant qu’il ne soit trop tard ? Je ne les ai pas inventés, ni mes frères, et mes fils pas davantage ». (Thériault, 1988, pp: 33)

2. Ashini: entre la tradition et la force centripète d’un certain progrès

Amérindien-nature vs Blanc-civilisation, Amérindien-écologie vs Blanc-déséquilibre écologique, sont les paires opposées qui peuvent se résumer dans la dichotomie de base rousseauiste qui oppose le sauvage (‘bon en lui-même’») au civilisé (‘corrompu par la société’), ce qui rend plausible et justifiable que la figure de l’antagoniste ne soit pas représentée par une personne en particulier mais par la civilisation blanche-européenne laquelle, sur le sol autochtone y implantera une culture d’occupation qui devient dominante, et ainsi a abaissé le colonisateur lui-même, dans la mesure où la haine et le mépris pour le différent, pour l’Autre, obligerait la souillure même de la langue du dominateur pour engendrer des discours racistes.

Ainsi, c’est par l’aspect négatif, par le discours empli de préjugés du Blanc que le protagoniste prend conscience de la richesse linguistique qu’il possédait : « Je pourrais longtemps encore t’enseigner ainsi des mots et te démontrer que si tu dois, dans ta langue, dire d’un cœur à qui il appartient, cœur de bœuf, cœur de renard, cœur d’homme, cœur de hibou, j’ai dans ma langue un mot pour chacun de ces cœurs et souvent deux mots qui sauront dire la chose réelle et l’irréalité même de la chose chacun à leur manière »( Thériault, 1988, pp: 43).

De cette manière, peu à peu, à chaque page du récit, Ashini déconstruit les valeurs coloniales : il retrouve la grandeur de sa langue, s’enorgueillit de ce qu’il dit et comment il le dit, ne se sentant plus aphone, récupère ses valeurs religieuses, ses coutumes, ses traditions. Effaçant le poids de l’humiliation imposée par la culture blanche-européenne pour remettre en valeur la familiarité de l’Autochtone avec la nature, il recrée ainsi les liens d’appartenance entre l’Autochtone et la Nature, puis il réinvestit dans le Cercle Sacré de la Vie qui présuppose l’interdépendance de tous les êtres, car « il est le symbole le plus significatif dans la perception de l’espace, dans les relations interpersonnelles et, par conséquent, dans l’expression des valeurs. Alors que la vision occidentale définit les rapports entre l’être humain et tout ce qui l’entoure comme une conquête perpétuelle ou une ascension dans « l’échelle de la vie », le cercle suppose l’interdépendance et la relativité du fait culturel [...] » (Sioui :1992, p.16).

Le lecteur accompagne le voyage de ce vieil Autochtone dans les chemins qui l’emmèneront à réinvestir les traditions et parmi celles-ci, la figure du chaman. Ayant accompagné son personnage dans la plus profonde plongée intérieure, le destituant de sa famille et par extension de sa communauté, le narrateur prépare son personnage à recevoir l’extase, possible dans la seule mesure où il est atteint par le complet dépouillement de ses conditions individuelles.

« Et pourtant, un mal sourd me tenaillait, de n’être point vouer à quelque travail utile. Je tuais pour me nourrir, je piégeais selon mes besoins. J’allais d’une tête de lac à une décharge, du bas d’une rivière à sa source. Maintenant que j’étais libre, je me sentais habité par des êtres jusqu’ici silencieux, jumeaux de moi en quelque sorte, longtemps ignorés et qui me pressaient d’accomplir quelque chose que je n’arrivais pas à saisir. Et soudain, un soir, tout m’apparut en un éclair ». (Thériault, 1988, pp: 40) Était-ce un fruit de quiétude que je puisse, ce soir-là, laisser clairement monter de moi la Grande Pensée qui me retint tout à coup ? » (Thériault, 1988, pp : 41) Et puis en forme de question. Moi seul ? Était-ce donc là une tâche que le destin me fixait ? Entreprise de Tshe Manitout, peut-être, sortant de son silence par-devers moi pour tracer une route à mes cheminements. Ma résolution fut prise ce soir d’hiver au bord du lac Ouinokapau. J’entreprendrais le long voyage vers les réserves. J’irais plaider ma cause et celle des miens. L’exaltation m’envahit, joie immense, présence de toutes les merveilles accomplies ». (Thériault, 1988, pp : 43)

Apatrides sur leur propre terre, les Autochtones souffrent des mêmes chagrins qu’ils avaient connus au début du joug colonial : l’oppression perdure dans le temps, détruisant les valeurs, annihilant les volontés réduisant les voix au silence, annulant les personnalités implantant la domination, car

« La mise en place du régime colonial n’entraîne pas pour autant la mort de la culture autochtone. Il ressort au contraire de l’observation historique que le but recherché est davantage une agonie continue qu’une disparition totale de la culture préexistante. Cette culture, autrefois vivante et ouverte sur l’avenir, se ferme, figée dans le statut colonial, prise dans le carcan de l’oppression. À la fois présente et momifiée, elle atteste contre ses membres. Elle les définit en effet sans appel. La momification culturelle entraîne une momification de la pensée individuelle. L’apathie si universellement signalée des peuples coloniaux n’est que la conséquence logique de cette opération. Le reproche de l’inertie constamment adressé à l’indigène est le comble de la mauvaise foi. Comme s’il était possible à un homme d’évoluer autrement que dans le cadre d’une culture qui le reconnaît et qu’il décide d’assumer » (Fanon, 1983, p. 18)

Retrouvant la raison de vivre, ayant maintenant pour objectif de libérer son peuple, Ashini va entreprendre un nouveau voyage au cours duquel il retrouve ses frères de race, représentés par Pikal et Tiernish. Le regard du lecteur est amené à se fixer sur ces figures qui ont renoncé à leurs traditions et ont accepté la réserve autochtone:

« Aux Betsiamits j’ai cherché et trouvé Pikal. Le maigre, porteur d’amertume, le visage hâve, le regard qui n’a point reconnu les choses belles. Il m’accueillit dans sa maison, car il possédait maison maintenant, comme le plus ordinaire de tous les Blancs. Une bâtisse sans joie, coiffée en pignon, misérable et terne. Le seuil de porte était rongé par mille passages, usure de trente ans d’âge. Combien qui eussent foulé fièrement le sol libre, plutôt que ce bois indigne, emblème d’asservissement? Quiconque passait volontiers cette porte n’entrait-il pas dans une prison organisée par les Blancs ? » Thériault, 1988, pp: 43-44) « Vous voyez celui-là ? Il est sensé, il est intelligent. Il ne reste pas à vivre misérablement dans le bois. Il vient ici où les Blancs seront bons pour lui. Allez, petits, apprenez le français, oubliez votre langue, méprisez la forêt, on vous offre le paradis sur terre. On vous offre, c’est inouï, de faire de vous des Blancs ! N’est-ce pas le comble de l’entendement et de la générosité ? » (Thériault, 1988, pp : 25)

Attirés par les promesses de l’homme blanc, les Montagnais ont abandonné leur culture, ont déserté les forêts et les champs de leur présence et ont accouru dans les réverses. Il en résulte que la réserve est un espace intermédiaire entre les cultures blanche et amérindienne, devenant un espace de confinement par sa délimitation géographique arbitraire dont toute modification est interdite.

Dans le récit, cet interstice géographique et social est considéré comme malsain et il provoque la révolte du protagoniste. Son indignation vient lorsqu’il comprend comment toute une politique de persuasion a été appliquée rendant possible l’arrêt de la résistance puis l’acceptation de l’acculturation d’une partie du peuple autochtone, et cela même sans l’usage des armes conventionnelles mais en utilisant des ressources ayant des pouvoirs aussi dévastateurs.

« Il est toutefois des armes des Blancs qui sont pires que les fusils. On se défend d’un fusil. On s’évade des chaînes des maillons d’acier. On peut répondre à la force par la force. Que peut-on faire quand des mots sont prononcés, armes en eux-mêmes, promesses, assurances, images que l’on fait miroiter ? Vous aurez des maisons, des rues. Vous élirez un conseil de tribu et vous vous gouvernerez. L’on vous concèdera un territoire sur lequel chasser à votre guise et qui sera interdit aux Blancs. Vous serez vos maîtres et vous ne souffrirez de rien, pourvu que vous acceptiez de signer ici, au bas de ce traité d’entente ». (Thériault, 1988, pp : 44)

Le commerce des peaux qui étaient une des principales activités économiques de la colonie aura une part décisive pour les Peuples des Premières Nations et parmi eux les Montagnais qui rivaliseront avec les Blancs, devenant des experts dans ce commerce et dominant ainsi une immense région : « ils intensifieront leurs captures et prolongeront leurs connections commerciales vers le Nord et vers l’Ouest. À la fin du siècle, les Français se plaignaient de ce que les Montagnais avaient transformé le trafic d’été en une enchère et élevé les prix au point qu’il était difficile aux Européens de faire un quelconque bénéfice » (Ray :1994, p.21-114).

Attiré par le « chant des sirènes » du Blanc, peu à peu les Autochtones se trouveront forcés d’abandonner leurs terres. En plus, à partir des années trente, et encore plus fortement dans les années quarante du XXe siècle, les territoires de chasse des Montagnais, déjà atteints depuis quelques dizaines d’années par la colonisation agricole et par l’exploitation forestière, sont profondément modifiés par l’implantation de projets hydroélectriques et par l’exploitation minière provoquant des impacts environnementaux de grande ampleur : la disparition progressive de la chasse et de la pêche , de par les modifications d’un milieu dévasté, la dérivation du cours des rivières et la création de lacs artificiels.

Il importe de constater que, par une tragique ironie, le succès des projets de l’expansion économique capitaliste est surtout due à la participation même de l’Autochtone, qui devient prolétaire : la production de la chasse et de la pêche étant en crise, un vaste contingent de la population montagnaise (une des nations les plus directement affectées par l’installation du projet Hydro Québec) est entrainé dans un processus de sédentarisation et de prolétarisation, lent au départ puis accéléré dans les dernières décades, accompagnant l’avancée du capitalisme industriel au Canada et au Québec, par extension.

La “Loi sur l’Indien” en elle-même contribue au processus d’assimilation culturelle qui entraine la sédentarisation et la prolétarisation dans la mesure où avec l’objectif de protéger l’« autochtone », elle va le confiner pour une plus grande « sécurité » dans l’espace de la réserve. En plus, l’activité commerciale, la présence des missionnaires et des lieux de célébration religieuses, la scolarisation obligatoire des enfants autochtones dès les années cinquante, les services de santé (dispensaires, poste de santé, visites médicales périodiques, etc.), une offre d’habitations toujours plus confortables, les services postaux et la distribution périodique de subventions, tout cela sera une invitation pour les Montagnais à abandonner leur culture, lentement et progressivement.

La nation montagnaise se désintègre alors peu à peu, non seulement par la perte de ses territoires mais aussi par la désagrégation des valeurs et de la culture autochtones, provoquées par la pratique ethnocidaire qui, proclamant la hiérarchie des cultures, affirme par conséquent la supériorité de la culture occidentale qui, en cela, peut maintenir avec les autres une relation de négation : de là, la spoliation des terres, l’imposition d’une langue avec l’abandon de l’autre (inférieure), la persuasion de l’infériorité de la culture, la conviction que les croyances sont inefficaces, etc.

3. Ashini: entre la chefferie et le chamanisme

En adoptant lui-même la mission de libérer son peuple de la domination coloniale, Ashini s’investit dans les prérogatives inhérentes à un chef tribal, vu que dans la tradition amérindienne, l’exercice de commandement ne peut être assuré que par qui détient la capacité oratoire, une des trois conditions déterminantes du chef indigène, vidée de pouvoir coercitif, ce qui est différent de l’exercice de l’autorité, lequel ne peut être toléré qu’en temps de guerre, et encore, avec certaines restrictions. De cette façon, Ashini se situe entre l’exercice de commandement dans les temps de guerre et celui des temps de paix, se préoccupant du bien-être de sa communauté, s’engageant dans sa défense et révélant son don pour la parole, prenant pour lui la tâche de libération, sachant par avance le résultat de son « épopée », il exauce ainsi la troisième condition : celle de la générosité. A l’inverse des cadeaux, la donation de soi-même.

Mettant en valeur les beautés et les gloires, chantant les louanges à la manière amérindienne, faisant l’éloge de la langue, de la forêt, de la faune et de la flore, l’Amérindien doit montrer sa sagesse. De là, la péroraison et la répétition d’Ashini, la récurrence d’images poétiques qui imprègnent son discours et le rendent naïf, de façon enchanteresse. En vérité, dans l’histoire réelle de la nation montagnaise, une requête semblable a été enregistrée, quant au 19ème siècle, les chefs tribaux réunis ont rédigé une pétition signée par six cents autres Montagnais et qui livrée avec un interprète, a été lue au gouverneur du Canada Uni d’alors, Lord Elgin

« [ Cette requête est fort éloquente. Elle présente les demandes des Montagnais par le biais de l’écriture et témoigne de l’influence des Jésuites. L’importance qui est accordée à la parole est indéniable. Cette requête contient un discours de circonstance et la tradition indique comment les paroles doivent être dites, les gestes à faire et les attitudes à adopter. Les chefs veulent émouvoir le gouverneur, le chef du gouvernement ; ils veulent le convaincre. Ils utilisent les images nécessaires : nous sommes misérables, tu verseras des larmes de pitié, vois donc comme c’est triste, les Blancs coupent les bois, y mettent le feu, […].» (Boudreau, ibid.)

Légitimé par la tradition, Ashini veut renégocier avec le Premier Ministre canadien dans de véritables conditions d’égalité puisqu’ils sont tous les deux des représentants du peuple, les conditions d’une nouvelle réorganisation de la carte géographique et politique du Canada, qui de cette façon inclurait l’ensemble des peuples fondateurs, l’autochtone jusqu’alors évincé, évitant ainsi la désintégration de la nation montagnaise.

« J’obtiendrais des Blancs qu’on nous concédât toutes les régions entre le lac Attikonak et les chutes Hamilton. Ce serait bien assez pour tout mon peuple ! (Thériault, 1988, pp: 38). Que les Blancs habitent le bas du pays et la droite du pays comme la gauche. Qu’ils occupent les péninsules, les plaines grasses et les bois feuillus ! En nos forêts saines et sèches nous serions maîtres. On n’y viendrait dérober ni minerai ni versant d’eau. On nous laisserait le gibier des rivières comme des bosquets, les arbres et mêmes les plus petites et les plus jolies fleurs. Il ne serait de baies, de tendres herbes et de racines guérisseuses qui ne viennent enrichir notre bien ». (Thériault, 1988, p : 39)

Il est important d’observer qu’en proposant une nouvelle configuration de la carte géopolitique, le personnage de Thériault met en lumière ce qui est considéré comme l’existence d’une « double crise de conscience » au Canada, puisque si le Canada ne peut séparer la question nationale de la question autochtone, celle-ci ne peut pas alors être séparée de la question québécoise, tous ces niveaux étant imbriqués : « Mais voilà que la question de l’intégrité du territoire au Québec et la question de l’autodétermination des nations pré-canadiennes remettent directement en cause les fondements mêmes de la formation pancanadienne. » (Morisset, op.cit.p.286).

Pour cela, la revendication territoriale que le personnage entreprend, même sans citer directement le Québec, met en échec tant le modèle même du nationalisme expansionniste alors en vigueur au Québec que la propre revendication séparatiste de la société québécoise vu qu’aucun des deux projets ne propose de solution à la question des Peuples des Premières nations.

4. Ashini: la faillite d’un rêve et la réussite d’un récit

De cette façon, le texte de Thériault parait encore plus déconcertant quand est mis en évidence le personnage francophone de Lévesque, unique figure de Blanc-européen à dialoguer dans ce récit avec l’Amérindien, même alors en positon de responsable de réserve et en position de subalternité par rapport au Gouvernement central pour lequel il exécute la tâche ethnocidaire d’acculturation. Ashini manifeste sa sympathie pour ce personnage blanc qui reconnait lui-même ses limites, et même l’accentue de traits positifs : Lévesque “écrit et parle montagnais” et donc il peut dialoguer avec l’Autochtone Thériault, 1988, pp: 56), il est généreux, attentionné et demandeur (Thériault, 1988, pp : 57). Cependant, cela n’empêche pas que ce Blanc ne soit vu dans ce récit qu’un personnage équivoque, quand il refuse, tout en alléguant de sa disposition pour « écouter et comprendre », la tâche de médiateur dans le conflit.

Pour un auteur qui s’est toujours targué d’user d’un maximum de vraisemblance, qui a toujours voulu transmettre au lecteur une ‘impression du vécu’ , créant pour cela des légendes parallèles dans sa propre histoire personnelle à chaque publication de ses livres, le personnage de Lévesque renvoie clairement à la figure politique qui à partir des années cinquante agite la scène politique et culturelle et devient un des leaders de la Révolution Tranquille, créateur du slogan « Maitres chez nous » et en vérité , René Lévesque est le fomentateur du nationalisme, celui qui fixe la souveraineté québécoise, étant aussi un ardent défenseur du processus de la nationalisation de l’électricité, cela au travers de l’appropriation et du développement économique des ressources hydrauliques, qui se situaient majoritairement sur les anciens territoires des Premières Nations.

Sans la collaboration de Lévesque, Ashini se voit dans une impasse décisive et, confronté à son drame, il se souvient d’un autre moment crucial de son existence, lorsque, par inadvertance, d’un geste simple et distrait, il avait provoqué des transformations dans le paysage :

« Si je te le raconte, c’est que j’eus, ce soir- là près de la réserve et alors que j’allais conquérir le monde, l’image nette en mon souvenir d’une simple pierre que mon pied fit rouler trente ans auparavant, au flanc de ce mont escarpé. Une seule, un matin, ricocha sur une arête, délogea deux autres pierres qui continuèrent à choir avec la première. Il y en eut ensuite dix, puis vingt et leur nombre fut si grand que je ne les comptais plus. Quand le tonnerre se fut éteint et que ne resta dans l’air bleu qu’un peu de poussière chassée par le vent, le pays au bas de la montagne n’avait plus le même aspect. Une pierre, grosse comme un poing, délogée par mon pied maladroit. Si peu ». Thériault, 1988, pp: 75-76)

En décrivant le mouvement de son pied qui, bougeant une pierre, avait provoqué une avalanche, il remet en mémoire la pensée amérindienne qui croit en la circularité du monde, dans l’interdépendance de tous les êtres, dans un processus continu et incessant. C’est donc pour altérer l’histoire, changer un paysage, donnant une nouvelle configuration géographique à ce « pays montagnais », que Ashini s’engage sur le chemin du destin qu’il s’est librement choisi, une option possible parmi les limites de son existence. En vérité, il espère être l’élément qui va déchainer l’action de pression sur le Blanc-européen. Comme avec la pierre qui, un temps plus tard, avait provoqué l’avalanche, Ashini espère entrainer les autres Amérindiens, altérer l’histoire, remodeler le paysage social et géographique.

Ses lettres sont écrites en langue montagnaise avec le sang de ses veines pour donner à l’écriture un caractère vital et sacré car il s’agit en vérité d’étapes d’une immolation sacrificielle. « Le cinquième jour de ma présence à l’orée du village, j’ai percé une veine de mon bras et j’ai tracé de mon sang sur une écorce de bouleau le premier de mes messages : « Le Grand Chef Blanc n’est pas venu. Je l’attendrai de nouveau au même endroit dans six jours. S’il ne vient pas, il perdra la face. » (Thériault, 1988, pp: 81).

En déterminant les conditions de cette rencontre, Ashini rend sa proposition encore plus extravagante aux yeux du Blanc-européen puisque voulant récupérer l’identité menacée, il donne des signes de pratiques qui remontent au passé, cherchant à revivre les temps premiers de la colonisation européenne quand les aventuriers et les gouvernants suivaient les rivières et parcouraient les forêts pour réaliser des alliances politiques avec les nations amérindiennes. Ashini marque une rencontre insolite aux yeux de Lévesque lorsqu’il propose que le Premier Ministre canadien quitte la capitale du pays et vienne au vieil Indien « dans la rive de la Bersiamis, à une journée de canot en amont de Betsiamits, à la demie du prochain mois, alors que la lune sera pleine » (AS : 58) selon une tradition qui ne faisait déjà plus sens à l’entendement du Blanc. Ashini rêve de bousculer le Blanc de sa position d’inflexibilité par l’exposé de motifs dont il ferait le récit de façon saisissante, comme le bon chef qu’il est. Par le choc, par la compassion, par l’émotion, Ashini croit pouvoir atteindre son objectif, et ainsi réaliser sa mission.

Le récit d’Ashini est donc analogue au discours traditionnel amérindien qui doit être prononcé en de grands moments de l’existence collective : la mort, la naissance, la guerre, la chasse, le mariage, etc., chargé de significations séculaires et faisant partie d’un rituel. Rien n’est en vain, tout s’accorde avec un plan établi d’avance : c’est la stratégie de la conviction.

Dans l’utopie d’un monde fraternel, partagé entre tous, Blancs et Amérindiens, Ashini ne voit pas que cette vision peut être perçue par le regard de l’autre comme une excentricité : folie ou démence, dans la mesure où elle impliquerait la perte de contrôle d’un territoire, une cassure de la structure politique de l’Etat pancanadien, et par-dessus tout le renoncement de l’Etat capitaliste à s’approprier des sources génératrices de richesse : dans les territoires concernés appartenant à la nation montagnaise, on trouve les grands investissements financiers du complexe hydroélectrique et industriel québécois.

Attendant en vain, après avoir envoyé d’autres messages écrits de son sang, Ashini voit qu’il ne lui reste plus qu’à entreprendre ce qu’il considère être la « troisième étape ». Et le récit emmène le lecteur à un passé mythique, un temps premier, pour reconstruire le légendaire combat entre les loups Kaya, le chef de meute vieilli et malade, et Kimla, l’étranger jeune et fort, qui, avec astuce et détermination, profite de la fragilité de l’amphitryon pour, après l’avoir tué, exercer sa domination sur son territoire. Ashini s’identifie à la figure du vieux loup moribond qui hurle de douleur et de révolte contre son impotence, voulant lui aussi secouer de ses épaules le poids de la vieillesse et retrouver la vigueur qui lui permettrait de lutter contre l’oppression du Blanc qui, de façon astucieuse aussi, s’est approprié les terres, les femmes et les trésors, profitant de l’ingénuité et de la complicité établie entre Blancs et Amérindiens. (Thériault, 1988, pp: 91)

L’agonie d’Ashini est pareil à celle du Christ sur le Calvaire : une longue et angoissante attente d’un événement irrémédiable et cependant prédéterminé, choisi par le personnage lui-même. C’est dans ses rêves que le résultat se clarifie, s’illumine, se manifeste. S’il se réveillait, Ashini rêverait d’un destin glorieux pour la fin de ses jours, dormant, il en a la confirmation :

« Je fis des rêves. Et les tribus rassemblées chantaient à voix unies un grand chant d’amour envers leurs contrées d’hommes et le don des dieux. Comment te dire ces rêves ? Ils n’étaient que des images continuelles, sorte de grand déroulement que je contemplais de loin, participant sans bouger, incorporé et pourtant tenu à l’écart. Un homme se détacha des tribus, enjamba des vallées et vint me toucher l’épaule. Eveillé, je compris qu’il m’avait été transmis un message. Du fond des Terres de Bonnes Chasses, les dieux consacraient mon œuvre. Rien de plus ne pouvait arriver désormais. Le chemin était parcouru, le terme atteint. Je pouvais dresser le tepee qui ne serait jamais abattu ». Thériault, 1988, pp: 95).

Au réveil, Ashini écrira un dernier message, encore avec son sang, sur un ton prophétique où se confondent aussi les menaces d’une punition morale et l’imminence de transformations sociales auxquelles son action donnera l’impulsion : « Maintenant le Grand Chef Blanc perdra la face et le pays entier sera bouleversé. Ceux qui regarderont demain le symbole de leur déchéance me verront en toute ma force ». (Thériault, 1988, pp: 96)

Retournant à la réserve, complétant le trajet de son voyage, ce petit matin-là, quand tous dormiront encore, le vieil Amérindien s’immolera à l’endroit où est fixé la pancarte portant le nom de Réserve Indienne des Betsiamits, symbole de la déstructuration du monde amérindien : « J’ai accroché, au sommet du poteau de bois blanc, la bride du harnais d’aisselle que je m’étais fabriqué. Ainsi suspendu, mes pieds ne touchaient que difficilement le sol, et je ballais au vent du matin. Puis, avec mon couteau, j’ai tranché l’artère de mon poignet droit, et vitement ensuite celle du poignet gauche. En un flot rapide, dans le matin blême, toute la vie s’est écoulée de mon corps ». (Thériault, 1988, pp: 98)

Si le chapitre 13 se termine avec l’auto-immolation d’Ashini, avec sa mort physique, ce qui pourrait rendre dérisoire l’action héroïque, annulée par la mort et l’absence de résultats, s’ouvre alors un épilogue dans lequel le lecteur apprend, par Ashini lui-même que s’il n’a rien acquis durant sa vie, dans sa mort il aura complété sa mission, recevant la plus grande consolation : aux côtés de Tshe Manitout, il a retrouvé tous ses morts, reconstruit sa famille d’une autre façon, retrouvé ses ancêtres et s’est réconcilié avec sa fille évadée qui peut maintenant lire dans son cœur : « les secrets désirs de retrouver les anciens bonheurs » (Thériault, 1988, pp: 99). Récompensé d’avoir été aux prises d’un combat héroïque et « sans issue » (Thériault, 1988, pp: 99), Ashini a réussi à annihiler sa condition d’homme à terre et peut se réinstaller au paradis, peu importe qu’il souffre le dernier outrage en lisant sur sa tombe, l’épitaphe que l’homme blanc lui a écrit : « Ashini, montagnais, 63 ans, suicidé dans un moment d’aliénation mentale » (Thériault, 1988 p. 98).

La narration cyclique peut se terminer sur cet Epilogue, ayant pour décor le Pays des Bonnes Chasses d’où le personnage, narrateur omniscient, voit le processus croissant d’acculturation avec lequel les Amérindiens effacent leurs coutumes de leurs mémoires, renient leurs traditions et condamnent leur langue à la disparition : « Il ne s’agit pas pour les Blancs d’imposer ces choses. Ils ne songeraient même pas à en discuter, tant elles leur apparaissent logiques et bonnes. Comme autrefois ils offraient des verroteries, des pacotilles contre les pelleteries, aujourd’hui ils offrent à mes gens les néons, les rues pavées et les costumes de térylène ». (Thériault, 1988, pp: 101)

Ne pouvant récupérer les espaces social et culturel des Amérindiens outragés par la domination des Blancs-européens, il lui reste, dans ce texte de fiction, la consolation réservée aux « cœurs purs » : le paradis céleste avec la croyance prophétique que son geste n’aura pas été vain, puisque son livre écrit de son sang n’aura que des résonnances inaudibles (Thériault, 1988, pp: 101) et que la lutte revendicatrice pourra ainsi être poursuivie, condition sine qua non, dans la vision de Thériault, afin que l’ ‘Amérindien’ parvienne à sauver son identité perdue.

IV. EN GUISE DE CONCLUSION : ASHINI : DE LA DENONCIATION DE LA DYSTOPIE A L’ANNONCE DES REPARATIONS

Il nous parait que, connaissant à fond les questions amérindiennes et notamment celles de la nation montagnaise, Thériault a anticipé dans le texte littéraire le grand défi posé par les mouvements autochtones : celui de voir renégocier le pacte fédératif, éliminant le dualisme des « deux peuples fondateurs » qui jusqu’alors avait évacué de la scène politique l’élément amérindien. En outre, il est important d’observer que le nationalisme autochtone avancerait non en direction de plus de territoires mais sur les droits gouvernementaux, cela tant au plan fédéral qu’au plan provincial, refusant ainsi le concept de territoire national qui, dès le 19ème siècle, établit qu’une nationalité et une citoyenneté doivent avoir comme base une souveraineté territoriale (Jenson :1994, p. 202).

Avec ce récit, Thériault insère, de façon inaugurale, dans la littérature pancanadienne le nationalisme autochtone qui ne se structurerait au Québec qu’à partir des années quatre-vingt, tout en dévoilant la cruauté sous-jacente aux relations entre le Blanc et cet Autre nommé Autochtone, ou Amérindien ou Indien qui, jusqu’à maintenant, au Québec ou ailleurs, est encore appréhendé par les dits ‘civilisés’ en tant que différence à éliminer, obstacle à surmonter pour la réussite d’un certain progrès illimité. (Clastres: 1978).

En outre, en tissant ce récit, Yves Thériault fait aussi la condamnation d’un mode de vie qui se caractérise par la prédation de la Nature et, de cette façon, l’écrivain ne se limite pas à une certaine vénération de l’Écologie détachée de l’humain, au contraire il met en relief l’imbrication entre la Politique, l’ Éthique et l’Écologie, tout en déhiérarchisant les relations entre les êtres (humains et non humains), car il savait qu’ il faut d’abord changer soi-même pour ensuite essayer de changer le monde» (Guattari: 2004).

Enfin, pour nous montrer la figure de l’Autochtone exempte de tous préjugés, Thériault a créé ce personnage nommé Ashini, prêt à toucher les cœurs et les esprits des gens et de cette façon, en se plaçant en tant que porte-parole d’une collectivité autochtone laquelle jusqu’alors n’ avait pas encore acquis le droit à l’ écriture, cela faisant Yves Thériault va dénoncer la dystopie vécue ainsi qu’il annoncera les conditions pour les réparations dues aux Peuples des Premières Nations. Voilà pourquoi la relecture d’ Ashini nous semble incontournable en ce moment où sur la scène américaine, soit au Brésil, soit au Canada, nous sommes choqués tant par les preuves d’un passé cruel que par les menaces d’un continuel ethnocide contre les Autochtones des Amériques.

Notes

3 Turner, Frederick, O Espírito ocidental contra a Natureza. Mito, História e as Terras Selvagens, traduction de l’anglais Beyond Geography: The Western spirit against wilderness par José Augusto Drummond, Rio de Janeiro, Campus, 1990, p.12.

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